GUERRE ALGÉRIE
Un document officiel sur les disparitions forcées durant la « bataille d’Alger » a été exhumé des Archives nationales d’outre-mer. À partir de ce fichier, un site Internet, 1000autres.org, a été lancé par des historiens et l’association Maurice Audin, en partenariat avec notre journal, pour contribuer à faire connaitre la vérité sur le sort de toutes les victimes.
« En cas de découverte, prévenir la famille »… Huit cent cinquante fiches de renseignements émises de mars à août 1957, en pleine « bataille d’Alger » : c’est un fichier d’une valeur inestimable qu’a exhumé l’historien Fabrice Riceputi des Archives nationales d’outre-mer. On y retrouve des noms familiers : celui d’Henri Salem, dit Alleg, d’Ali Boumendjel, ou de Maurice Audin, mais aussi de centaines d’autres anonymes portés disparus, dont les familles, soixante ans après, n’ont jamais retrouvé les corps.
Depuis sa mise en ligne, le 19 septembre, le site 1000autres.org, créé par l’Association Maurice-Audin et histoirecoloniale.net, a déjà permis à 35 victimes d’être identifiées par leurs proches. Certains ont déposé des messages : « Sadeg Rabah est mon père, explique Younes. Je me souviens du jour où il a été enlevé. J’avais 7 ans et demi… Il a été tué et enterré dans un endroit inconnu.» Un autre : «Je suis la petite-fille du martyr Mohammed Belkahla dont le nom se trouve dans la liste des disparus sur votre site… Des témoignages contradictoires nous sont parvenus sur son sort, le dernier disant qu’il avait été tué et jeté dans un trou avec des dizaines d’Algériens. Nous avons suivi cette piste mais nous n’avons aucun indice.»
Le site fait revivre une mémoire familiale encore vive
Ces témoignages démontrent combien les fantômes de la guerre d’Algérie continuent de hanter toutes les générations. «C’est très émouvant, explique Fabrice Riceputi. C’était le but de ce site, notamment de faire vivre une mémoire familiale que nous savons encore vive et contribuer à rendre justice à ces personnes.» Une manière, aussi, de prolonger le combat mené pour Maurice Audin, dont la famille a toujours souligné qu’il n’était qu’un des visages de la répression coloniale. «Combien de femmes algériennes, combien de mères algériennes, combien d’enfants algériens n’ont pas retrouvé leur mari, leur fils, leur père, “disparus” après être passés entre les mains des tortionnaires», s’indignait Josette Audin en 2000 dans les colonnes de l’Humanité. Pierre Mansat, président de l’Association Maurice Audin, explique que celle-ci «poursuivra son combat pour que tous ceux, Français et Algériens, qui furent comme lui victimes de ce système politique, torturés et assassinés, soient identifiés et reconnus et que leurs corps puissent être retrouvés».
Ce fichier, Fabrice Riceputi l’a découvert à la faveur de ses recherches sur Paul Teitgen, ancien résistant torturé et déporté à Dachau, devenu en 1956 secrétaire général de la préfecture d’Alger, chargé de la police. Il en démissionnera le 24 mars 1957. «La France risque de perdre son âme, écrit-il alors au ministre Robert Lacoste. Je ne me permettrais jamais une telle affirmation si je n’avais reconnu sur certains assignés les traces profondes des sévices qu’il y a quatorze ans je subissais personnellement dans les caves de la Gestapo à Nancy.» C’est probablement lui qui signala l’existence de ce fichier. Devenue une archive publique accessible en 2017, ce document fournit des informations sur une partie conséquente de la masse d’anonymes tombés entre les mains de commandos de parachutistes français.
«Le but de l’élaboration de ce fichier était de répondre aux demandes de renseignements des familles, explique Fabrice Riceputi. On comprend fort bien aujourd’hui le refus de communiquer ce document. La préfecture d’Alger savait en effet qu’elle avait, en le constituant à d’autres fins, dangereusement documenté une pratique de répression visant à terroriser la population algérienne: l’arrestation par enlèvement de milliers de “suspects”, dont beaucoup avaient subi la torture et dont certains ne réapparaîtraient plus.»
Une angoisse inextinguible pour ceux qui restent
En effet, rien que sur ces huit mois de répression sanglante, de janvier à août 1957, Paul Teitgen évoquera le nombre de 3024 «disparus». Pour l’historien Pierre Vidal-Naquet, le nombre était certainement plus élevé. «En rendant invisibles les corps, on affecte dans le même mouvement la personne affectée et son entourage. Comme la torture, la disparition n’est efficace que si un tiers existe à côté, à l’extérieur de la relation entre le bourreau et sa victime, analyse l’historienne Raphaëlle Branche (1). Elle est, pour ceux qui restent, la souffrance assurée d’une angoisse inextinguible.» Qui ne s’est toujours pas éteinte soixante ans après les faits, comme en témoignent les messages des familles publiés sur le site. Alors, cette nouvelle initiative permettra-t-elle aux Algériens d’aller jusqu’au bout de ce travail de mémoire ? Si la presse, notamment le quotidien EL Watan, a beaucoup couvert l’affaire Audin récemment, les autorités politiques sont restées assez silencieuses. «Bien des informations et rumeurs circulent en Algérie sur des charniers et autres fosses communes, mais, à ce jour, rien n’a été entrepris pour parvenir à identifier les corps supposés s’y trouver, y compris celui de Maurice Audin, rappelle Fabrice Riceputi. À cet égard, on ne peut que constater l’inertie permanente depuis 1962 des autorités algériennes », regrette-t-il. Dans l’Art français de la guerre, Alexis Jenni écrit ceci : «J’appris que les morts qui ont été nommés et comptés ne sont pas perdus.»
MAUD VERGNOL
Source: L’humanité
(1) La Torture et l’armée pendant
La guerre d’Algérie, de Raphaëlle Branche. Gallimard, 2001.