Avril 2025. Entre Paris et Alger, le ciel semble dégagé, mais l’air reste irrespirable. À première vue, aucun nuage. Pas de clash diplomatique majeur, pas d’incident officiel. Et pourtant, une impression flotte, tenace, lourde : celle d’un avion en vol stationnaire, sans cap défini, sans pilote identifié, et avec un moteur grippé par l’histoire.
La question se pose avec acuité : qui pilote aujourd’hui la relation franco-algérienne ? Qui tient les commandes ? Qui trace une trajectoire ? Qui parle pour qui ? Car si les deux capitales entretiennent les apparences d’un dialogue bilatéral, c’est bien à bord d’un appareil diplomatique brinquebalant, où les annonces s’enchaînent sans suite, les gestes sans courage, et les passagers sans espoir.
Côté français, l’équipage est en transition. Emmanuel Macron, en fin de mandat, navigue en mode pilote automatique. Il avait pourtant tenté de réinventer le lien algéro-français : reconnaissance partielle des crimes coloniaux, accès élargi aux archives, commémorations, rencontres culturelles. Mais le carburant politique lui a manqué. En cette campagne présidentielle 2025, la mémoire n’est plus à l’agenda. Seule l’immigration l’est. Et l’Algérie, comme en 2021, revient dans les discours sous la forme d’un problème, jamais d’un partenaire.
Le 15 mars dernier, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi réduisant les visas de regroupement familial pour les pays jugés « non-coopérants » en matière de reconduite à la frontière. Sans surprise, l’Algérie est directement visée. Alger a répondu en rappelant son ambassadeur, dénonçant une « provocation néocoloniale ». Dialogue gelé, moteur calé.
Il y a, entre Paris et Alger, une opposition fondamentale dans la gestion du pouvoir. En France, les mots crient plus fort que le silence. Les discours politiques, les déclarations sur l’immigration, les affrontements autour de la mémoire coloniale, sont omniprésents. La politique française, aujourd’hui, se nourrit de l’agitation verbale : entre promesses, dénonciations et récriminations, le mot est devenu une arme, un outil de pouvoir et de communication. Mais derrière cet excès de paroles, la transformation réelle des relations franco-algériennes semble s’essouffler. Car trop de mots, souvent, bouchent l’horizon de l’action concrète.
À l’opposé, en Algérie, le pouvoir s’épanouit dans le silence. La répression des voix dissidentes et la réduction de l’espace public de débat sont des formes de contrôle qui imposent une absence de confrontation réelle sur des sujets sensibles. L’Algérie préfère parfois se taire, jouer la carte de l’indifférence diplomatique, ou répondre par l’évacuation de l’espace de parole. Ce n’est pas un silence de paix, mais un silence politique, lourd de sens et d’inhibitions. La parole est souvent réprimée, et la mémoire collective est verrouillée sous une chape de silence. Ce pouvoir du silence, cette gestion par l’invisibilité, empêche tout dialogue réel, tout affrontement des mémoires.
Le silence d’Alger et les mots assourdissants de Paris rendent donc la relation entre les deux pays presque impossible à décoller. C’est comme si les deux capitales jouaient à l’opposé, chacune dans son rôle, mais aucune ne se décidant à réellement engager une conversation authentique.
Le printemps 2025 est aussi une poudrière électorale. L’extrême droite domine les sondages. Jordan Bardella, en meeting à Marseille, parle de « tourner la page de la repentance » et de « reprendre la main sur l’identité nationale ». Les quartiers populaires, eux, n’ont pas la même lecture de l’histoire.
Début avril, à Argenteuil, la mort d’Amine B., 19 ans, lors d’un contrôle de police, a mis le feu aux poudres. Manifestations, violences, dénonciations d’un racisme systémique : les quartiers où vivent de nombreux enfants de l’immigration post-coloniale sont les thermomètres d’une tension mal contenue. Pour eux, l’histoire franco-algérienne n’est pas une affaire de chancelleries : c’est leur quotidien.
Pendant ce temps, l’Algérie connaît une fuite de sa jeunesse à un rythme effrayant. En 2024, plus de 240 000 Algériens ont tenté l’exil vers l’Europe, souvent au péril de leur vie. Le pays vit sous inflation galopante, pénurie de logements, censure, et manque de perspectives. Les jeunes ne croient plus aux promesses du régime, ni à celles de la France.
« Entre rester pour crever ou partir pour risquer, j’ai choisi l’eau », confie Sofiane, 25 ans, à la veille de son départ depuis Oran.
Et les passagers dans tout ça ? Les passagers de cet avion fantôme, ce sont les Franco-Algériens, les Algériens de France, les binationaux, les gens qui vivent entre deux langues, deux mémoires, deux continents. Ils n’ont pas choisi cet entre-deux, mais c’est là qu’ils habitent.
En avril, un collectif d’artistes a lancé une campagne : « Ni là-bas, ni ici – mais entiers. » Des affiches dans le métro, des vidéos sur les réseaux, des performances silencieuses sur les places publiques.
Ils disent ce que ni la France ni l’Algérie ne veut entendre : que leur identité n’est ni un problème, ni un dilemme. C’est une richesse étouffée par deux États qui refusent de la nommer autrement qu’en creux.
Au fond, c’est peut-être là que tout se joue. Non pas dans les chancelleries, ni dans les micros tendus des conférences de presse, mais dans les silences pleins des passagers. Ceux qu’on n’écoute jamais. Ceux qui ont toujours été là.
Entre les lignes, entre les rives, entre les siècles.Les passagers de tous bords, ce sont les enfants de cette histoire commune, parfois fracassée, toujours niée. Ils ne réclament ni vengeance, ni pitié, ni passe-droit.
Ils réclament simplement qu’on les regarde. Qu’on les entende. Qu’on les considère. Ils sont les héritiers d’une mémoire sans statut, les porteurs d’une langue hybride, les bâtisseurs d’un avenir qui reste suspendu à une question simple :
“Faut-il choisir un camp quand on porte deux terres en soi ?” Alors non, il n’y a peut-être pas de pilote clair dans l’avion franco-algérien.
Mais il y a, en soute, en cabine, sur les ailes même, des femmes et des hommes qui savent exactement où aller. Pas pour fuir le passé, ni l’oublier. Mais pour le transformer en tremplin, pas en prison.
Près deux siècles de malentendus, de tensions et de blessures profondes, la question se pose : est-il possible de reconstruire un dialogue authentique et une relation franco-algérienne fondée sur la compréhension mutuelle et le respect ?
La réponse n’est pas simple, et l’histoire des relations entre la France et l’Algérie nous montre que ce n’est ni une tâche facile ni rapide. Le poids de la colonisation, les traumatismes laissés par la guerre d’indépendance et les mémoires conflictuelles de part et d’autre, forment des barrières solides qui ne se dissipent pas en un clin d’œil. Ces barrières ne sont pas seulement politiques, elles sont culturelles, émotionnelles, identitaires. Elles se manifestent dans les débats, les récits, mais aussi dans les mentalités et les perceptions profondes des deux peuples.
Cependant, il est toujours possible d’aller au-delà des malentendus, à condition que chacun des acteurs accepte de faire un effort sincère. Cela nécessiterait avant tout une écoute authentique et une réflexion partagée, loin des discours simplistes et des positions figées. Cela veut dire que les deux pays devraient accepter de se confronter à leur passé tout en regardant l’avenir. La réconciliation n’est pas une absence de mémoire, mais la reconnaissance de cette mémoire et de ses impacts sur le présent, et la volonté de bâtir un pont pour l’avenir.
La clé réside aussi dans les jeunes générations, qui n’ont pas vécu les mêmes fractures, mais qui portent néanmoins les séquelles invisibles de ces siècles de malentendus. Elles doivent avoir l’opportunité de faire évoluer la conversation, non plus dans la logique de l’affrontement, mais dans celle de la reconstruction.
Mais que cela soit possible, ou non, cela dépend aussi d’un facteur fondamental : la volonté politique. Sans une vraie volonté de part et d’autre de dépasser les conflits et de réinventer une relation saine, on continuera à tourner en rond. C’est dans les gestes concrets (pas seulement dans les discours) qu’un véritable changement pourra s’opérer. Cela implique d’oser l’écoute, même quand les mots sont difficiles, et de ne pas se contenter de symboles mais de poser des actions réelles pour réconcilier les mémoires et les réalités sociales des deux nations.
En conclusion, après deux siècles de malentendu, la réconciliation est possible, mais elle nécessite un effort et une transformation en profondeur de la manière dont les deux pays se perçoivent et se traitent. Il ne s’agit pas de gommer l’histoire ou de tout oublier, mais de commencer à se voir autrement, avec humanité et respect. C’est un processus long, certes, mais pas impossible. Il y a toujours une possibilité d’ouverture, tant qu’on est prêt à changer et à évoluer.
Dr A Boumezrag