Il y a deux mois, le 8 décembre 2024, le peuple syrien fêtait sa liberté recouvrée et la chute de plus d’un demi-siècle de régime criminel et despotique des Assad. Il découvrait aussi la réalité de la sinistre et célèbre prison de Saidnaya libérée, elle aussi, de trente-sept années de tortures et d’inhumanité.
« Quand on arrivait, il y avait ici une “fête de bienvenue”, c’est-à-dire un interrogatoire musclé et les premiers actes de torture », explique Hadi Haroun au milieu d’une immense salle du hall d’entrée de la prison de Saidnaya. « Ensuite, on était mis pour quelques jours ou semaines dans cette minuscule pièce sans lumière, parfois jusqu’à cinq », poursuit celui qui a été libéré il y a cinq ans. Hadi est grand et est redevenu costaud, il faisait 100 kg en entrant en prison, la moitié moins en sortant. Droit comme un piquet, il marche dans les gravats où règne une odeur de mort. Contourne un énorme escalier en colimaçon, celui-là même qui permettait aux geôliers d’avoir une vision d’ensemble des trois branches de la prison. Aux étages, une enfilade de cellules.
Chacune fait environ 25m2 et pouvait contenir parfois jusqu’à 50 prisonniers, serrés les uns contre les autres. « Lorsque les geôliers ouvraient cette serrure, les prisonniers se préparaient à des heures de torture. Ce bruit de porte me hante encore, c’est le plus terrifiant de Saidnaya. »
La prison est vide depuis le 8 décembre dernier, mais les stigmates de la terreur sont omniprésents : des piles de vêtements sales, des restes de prothèses, des tas de cheveux tondus… « Dans ces bassines, explique Hadi avec un détachement spectaculaire en ramassant des corbeilles en plastique déchirées, on nous jetait du riz, ou du pain. On mangeait tous dans la même bassine. » « Mais le pire c’est quand il fallait aller aux sanitaires, tout le monde avait peur, on devait se mettre à quatre pattes, les mains sur les yeux », dit-il en mimant la scène et en se rendant au bout du couloir où, dans un étroit réduit, sont situées en enfilade quatre douches minuscules, rouillées, sans porte. « On ne savait pas ce qu’il pouvait nous arriver. On était à trois sous une douche pour quelques minutes. On était frappés constamment. »
La torture psychologique avant la torture physique
Jusqu’à sa destruction par les jihadistes de l’EI en 2015, c’était la prison de Palmyre, dans le centre désertique de la Syrie, qui représentait la terreur du régime du clan Assad. Frères musulmans et communistes mais aussi tous les autres opposants politiques y étaient enfermés et torturés.
La prison de Saidnaya, érigée en 1987, récupère l’étiquette de cette terreur dès le début de la guerre en 2011. À la différence près que désormais toute personne soupçonnée d’avoir d’une manière ou d’une autre une once d’animosité envers le régime est incarcérée, femmes et enfants inclus. Le nombre de personnes diplômées y atteint les 75%. Durant la guerre, les murs de la Syrie ont encore plus d’oreilles et d’yeux qu’auparavant. La torture psychologique se pratique avant la torture physique. Et tout ce qui se passe à l’extérieur de Saidnaya a des répercussions sur le traitement des prisonniers dans un lieu où vengeance et représailles sont légion.
« J’ai été enfermé parce que j’ai participé à des manifestations au début de la guerre, raconte Hadi Haroun. Puis j’ai été libéré, et de nouveau arrêté pour actes de terrorisme ! » Le terrorisme, une inculpation qui, dès le début des manifestations, fait foison auprès des autorités. En vigueur depuis quarante-huit ans, l’état d’urgence est levé en Syrie en 2011, officiellement pour répondre à l’une des principales revendications des protestataires qui réclamaient une libéralisation du régime. Mais il est aussitôt remplacé par des tribunaux anti-terroristes qui verront passer des milliers de Syriens emprisonnés dans l’une des douze geôles du régime durant treize ans.
Hadi Haroun, lui, a du mal à compter le nombre de prisons par lesquelles il est passé durant huit ans. « Dès qu’il y avait des soupçons sur l’un d’entre nous, ou même sur notre famille, on nous changeait de prison, alors que normalement un prisonnier est incarcéré dans la prison du gouvernorat où il réside. »
Une manière de plus de briser tout lien social et d’exercer une autre forme de torture psychologique sur la population syrienne. Sous Bachar el-Assad, un slogan était omniprésent, et le peuple contraint de le clamer :« Assad ila al-abad », « Assad pour l’éternité ». Un signe de plus que le despote était le maître du temps politique mais aussi de la vie de son peuple.
« La libération de Saidnaya a révélé la réalité des morts sous la torture »
« À Saidnaya, j’ai passé deux ans avec mon frère jumeau », poursuit Hadi Haroun. Deux ans durant lesquels il a vu et vécu les pires atrocités dans ce complexe de la mort entouré de mines et de miradors à une trentaine de kilomètres au nord de Damas. Les hommes malades de la gale, de la diarrhée, de la tuberculose, entassés avec les autres prisonniers. La chaleur abrutissante de l’été syrien et le froid glacial et humide de l’hiver. Des cadavres laissés parmi ceux qui vivaient encore, parfois durant deux jours avant d’être empilés dans une chambre de sel. Ramassant une couverture marron sur le sol d’une cellule remplie de pénombre, Hadi explique : « Ça nous servait de lit, et le matin on devait la rouler. C’était interdit de s’allonger et de toute façon il n’y avait pas de place. »
À Saidnaya, comme dans toutes les prisons sous l’ancien régime, tout s’apparente au pire de ce que l’humain peut imaginer. La totalité des prisonniers subit la torture, tabassage à coup de barres de fer, sévices sexuels, électrocution, etc. Même les moments au parloir se terminent dans la cruauté, par ce que Hadi Haroun nomme les « fêtes de la torture ». Les visiteurs deviennent alors des témoins auditifs de ce que le régime fait consciemment subir à leur frère, père ou enfant emprisonnés quand ils reçoivent des proches. Une manière de les faire culpabiliser et de les faire renoncer à toute autre visite.
Dès le début de la guerre, ONG et associations alertent sur les conditions subies par les prisonniers. Elles sont directement illustrées en 2014, aussi, avec le rapport César, un document contenant 55 000 photos d’hommes et de femmes torturés à mort dans les prisons syriennes, toutes prises par un photographe militaire ayant fait défection.
Le 8 décembre dernier, les images des 2 800 prisonniers décharnés, souvent devenus fous, sortant de Saidnaya lors de sa libération, ont permis au monde de se rendre compte d’une réalité souvent oubliée : ce lieu macabre était plus qu’une prison, c’était un centre de concentration et d’exécution. Une cruauté qui sévissait déjà bien avant la guerre civile, mais que cette dernière a décuplé.
Des salles de pendaison étaient présentes à Saidnaya, les bourreaux y emmenaient des prisonniers deux fois par semaine durant la nuit. Les corps étaient ensuite transportés dans des hôpitaux militaires où de faux certificats de décès étaient réalisés par les militaires, puis ensevelis dans des fosses communes autour de la capitale syrienne. À ce jour, les recherches se poursuivent pour trouver les corps. Combien sont-ils ? Le chiffre d’au moins 150 000 est avancé.
Depuis cinq ans, Hadi Haroun est un membre actif de l’Association des prisonniers et des personnes disparues de Saidnaya, fondée en 2017. « Lorsque la prison de Saidnaya a été libérée, ce n’était pas un moment de bonheur. C’était plutôt triste. Parce qu’elle a révélé la réalité des morts sous la torture. La première chose que nous avons faite a été d’essayer de rassembler les documents contenant la liste des prisonniers et des morts. Nous devons savoir combien de personnes sont entrées à Saidnaya entre 2011 et la libération, et combien en sont sorties, afin de calculer le nombre de personnes disparues. Nous commençons à avoir une idée de l’ampleur de la situation : entre 100 000 et 300 000. »
L’objectif de l’association est d’aider les prisonniers à retrouver une vie normale, mais aussi de collecter des témoignages, des documents dont beaucoup ont été volés lors de l’ouverture des geôles, de les archiver, de protéger ce qui se trouve toujours dans la douzaine de prisons du pays. Prouver ce que le régime a réalisé durant toutes ces années, établir la vérité sur ce qui est arrivé aux milliers de disparus. Ces documents contiennent des informations cruciales sur la structure de l’appareil de sécurité et de renseignement syrien, mais aussi sur l’identité des détenus disparus.
Pour ce faire, Hadi explique que les nouvelles autorités ont déjà reçu le soutien de gouvernements et d’organisations internationales. « Nous sommes l’une des organisations qui connaissent le mieux les prisons. Même si des équipes viennent de l’étranger, elles ne peuvent pas se passer de nous. Mais les institutions et organisations internationales disposent de ressources financières et techniques. Pour les fosses communes, par exemple, elles disposent du matériel nécessaire pour les analyses de sang et d’ADN. »
L’ancien prisonnier de la terreur des Assad espère aussi que la prison de Saidnaya devienne un musée, un lieu de mémoire, de prise de conscience et de recueillement pour que nul n’oublie les centaines de milliers de torturés et de disparus. Et que plus jamais dans la « nouvelle Syrie » de telles atrocités méthodiques et programmées se reproduisent. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, au moins dix personnes sont mortes en détention dans les prisons des nouvelles autorités syriennes dans la province de Homs, entre le 28 janvier et le 1er février.
Avec RFI