Portrait
Ben n’a pas fait la guerre, mais la guerre l’a fait ! Elle l’a construit comme un gîte incertain dans la peur et l’espoir d’une quiétude future, une construction artistique d’apparence précaire, une muraille de pierre sèche avec un solide liant invisible édifiée par le hasard dans le tumulte de la guerre autour d’une femme chanteuse providentielle, un vieux disquaire cultivé, un père ouvert, mais protecteur, un bouquiniste ancien professeur de littérature en retraite et une mère poétesse qui remontait du fond des âges les chants de la meule et du berceau .
Un enfant sans enfance
Entre la mouvance et les pauses du temps insaisissable de la guerre, le jeune Mohamed grandira dans les béances des soucis adultes ! Comme toute sa génération, il connaîtra une enfance fugace, amputée de son innocence, de tous les rêves printaniers, vadrouillant entre la ville et le village de montagne, déchiré entre deux univers antagoniques qu’il finira, grâce à la poésie, par harmoniser comme une partition magique. De cette enfance guerrière, il gardera l’image de son école incendiée, de son départ pour Alger en 1956, où tout petit, il aidait son père Mohamed Saïd dans sa boutique de bonneterie dans la basse casbah. L’arrachement à son village natal et l’impossible enracinement citadin créeront en lui une ambivalence que la poésie colmatera comme un baume magique sur une blessure incurable et ce n’était pas son inscription à « l’école du Divan », qui pour la circonstance portait mal son nom, qui allait le guérir de la dépossession de son univers natal. Il retournera sur sa colline d’At Wacif, alors zone interdite, pour être cloîtré à la maison, avant de revenir définitivement en ville en 1958. De sa Kabylie natale il gardera le portrait fugace d’un instituteur communiste, du nom d’Albertini, de monsieur Ainouz, le directeur d’école et d’une société, où « l’awal », la parole donnée, l’art du discours réparateur animaient les réseaux de la vie simple que la guerre vint dérégler et entremêler comme les ressorts d’une vieille horloge, dont le tic tac, se taira sous la furie des bombes, des meurtres et des viols.
Des rencontres fondatrices
Né le 10 mars 1944 à Ath Ouacif, dans la wilaya de Tizi Ouzou, Benhamadouche Mohamed eut un parcours d’enfant que la guerre a chargé de poésie douloureuse d’une sensibilité désarmante. Il se construira tout seul, se créant ses univers au gré des rencontres et des circonstances d’où il tirait le maximum d’enseignements et d’outillages formateurs. Dés huit ans, il croisera par bonheur Slimane Azem, le fabuliste légendaire, dans un café d’At Wacif où son père l’avait emmené. Il sortira du café avec un avenir de poète tout tracé, les oreilles bourdonnantes de mots et de notes magiques et un fascicule portant des chansons de Slimane Azem écrites en caractères latins qu’il apprendra par cœur. En partance vers Alger, il cacha sous terre son fameux carnet, mais à son retour il ne l’y retrouva pas. Ce fut un terrible choc, une blessure insurmontable qui forgera en son âme d’adolescent un défi majeur : écrire des poèmes si beaux que le maître Slimane Azem en serait content ! Il trouvera consolation dans les jupons d’une femme réfugiée dans son village, un être blessé dans sa dignité qui chantait sans arrêt pour se guérir des brutalités de la guerre. Elle prolongeait les mélodies de sa mère qui avaient rythmé sa prime enfance et forgé en lui le goût du chant, de la berceuse, de la plainte lyrique, de l’appel sourd et incompréhensible des entrailles.
Avoir 20 ans à l’indépendance
Le jeune Ben fredonnait ses poèmes sur des réminiscences mélodieuses de sa maman et de toutes les femmes que la guerre lui fit croiser. En 1961, Ben Mohamed rencontra Cheikh Noureddine qui lui proposa de se faire enregistrer à la radio, mais il ne se présenta pas aux studios de peur de fâcher ses parents qui voyaient encore la chanson avec les yeux pudibonds des hautes collines.
A l’indépendance, Ben est recruté comme agent de bureau par la préfecture d’Alger. Il savait que sans une formation plus conséquente il serait enterré dans ce bureau d’assistance. Il s’inscrivit aux cours du soir au Télemly. C’est dans cette école qu’il effectua ses cycles moyen et secondaire de 1963 à 1969, sous la direction de Tahar Oussedik, avant de suivre une rigoureuse formation administrative en comptabilité publique qui mettra quelques remparts à son évasion poétique permanente. Chez Hamma son voisin disquaire, il croisera des artistes, des hommes de lettres avec qui il se liait d’amitié. Il écoutait surtout beaucoup de musiques envoûtantes sans comprendre les paroles, il se forçait à écrire des poèmes brûlants pour ces airs venus d’ailleurs tout en s’initiant à l’écriture grâce à un ami libraire qui lui prêtait des livres. Ce bouquiniste, un ancien professeur de lettres en retraite, était à lui seul un cercle culturel, il connaissait tellement de monde que Ben s’y forgea une culture conséquente et un esprit critique aiguisé. Il se soustraya progressivement à la boutique de son père pour se fondre dans l’atmosphère révolutionnaire avec des amis qui l’initiaient à la politique, à la délivrance de l’aliénation coloniale. Il se mit à écrire de textes portant la terre et le sang de sa montagne.
La mère, la terre et la langue
C’est en 1966 qu’il s’entendit chanter à l’antenne à l’émission « Les chanteurs de demain » de Cherif Kheddam. Il comprit qu’il n’avait rien à voir avec ce métier. Il connaîtra néanmoins le milieu artistique de la radio et sympathisera avec Saïd Hilmi qui animait « Plumes à l’épreuve » une émission pour jeunes poètes. Ses textes plurent à l’animateur qui lui proposa de prendre une émission. Ce fut « Heureux Matin » sa première sortie radiophonique. Armé du seul souci de parler en kabyle intégralement, il fit appel à la mémoire maternelle, sa maman demeurant sa première école et son guide. Il lui consacrera d’ailleurs un poème intense en 1973, où à travers elle, c’est la femme révolutionnaire, la femme résiliente, la femme de la montagne solide comme un roc qui est décrite et mise en valeur. « Yemma », ce poème chanté par de nombreux interprètes met en situation la langue natale, la mère résiliente et la terre protectrice. Ben écrira sans arrêt des centaines de textes faits pour être chantés.
Il mènera sa vie artistique entre la radio et les récitals poétiques de la veine contestataire portant le combat identitaire avec finesse et intelligence. Un véritable combat intellectuel qui suscita maintes vocations comme feu Rachid Aliche et autre Lounis Aït Menguellet. Les cours de berbère qu’il suivit à l’université chez Mouloud Mammeri avaient déclenché en lui un nouveau langage combattant tout en symboles et en messages contestataires de restitution de la culture des ancêtres. Ben s’impliqua à différents moments dans le débat et l’engagement militant. Il fut dans le premier groupe étudiant qui demanda en 1976 dans « une contre charte » par écrit, la reconnaissance de la langue berbère. Il aura produit six pièces radiophoniques pour la chaîne 2, et traduit vers le kabyle des dramaturgies ouvrières de Kateb Yacine. À la fin de l’année 1990, Ben Mohamed ne pouvant plus exercer son métier de comptable au ministère de l’Éducation nationale avec l’arabisation de la comptabilité publique s’exila en France où l’environnement culturel favorable lui permit de réaliser de nombreux montages poétiques, des récitals et des documentaires liés à la thématique identitaire.
Vava inouva : l’universalité amazighe
« C’est en vain que dehors la neige habite la nuit » écrira Mouloud Mammeri à propos de ce sublime poème de Ben Mohamed chanté par Idir. Cette chanson au retentissement mondial a constitué, au moment opportun, un vecteur de la sauvegarde de notre âme, un pont vers le monde, un gué pour lier les deux rives de Tamazight, l’authenticité et l’universalité.
« Txilek ldi yin tabburt a Vava inuva
Cenčen Tizevgatin im a yelli Ɣṛiva
Ugadaɣ lwaḥc lɣava a vava inu va
Ugadaɣ ula d nekini a yeli ɣṛiva »
« Ouvre-moi la porte, Vava Inouva
fais tinter tes bracelets ma fille Ghriba
J’ai peur du monstre de la forêt, Vava Inouva
Je le crains moi aussi ma fille Ghriba »
Le refrain qui remonte notre éternelle quête de paix et de tranquillité résume notre précarité perpétuelle. Nous y sommes encore aujourd’hui, menacés d’extinction culturelle, guettés par la rupture identitaire, à demander le secours des ancêtres.
Comme la jeune Ghriva qui revient de loin à travers la forêt inhospitalière, nous en appelons encore à Vava inouva pour qu’il nous tende la main, qu’il nous ouvre la porte du monde que nous portons dans nos rêves, qu’il couvre notre avancée risquée vers l’avenir avec le viatique du passé !
Chacun de nous est Yeli Ghriva, fille perdue revenue de loin qui tente d’échapper aux griffes et aux crocs du monstre qui la poursuit et qui aujourd’hui encore est sur ses talons.
Le conte Vava inouva, replacé par le poème de Ben Mohamed et la belle mélodie d’Idir dans des dimensions universelles relate notre détresse, notre perte de repères, et nous propose comme issue la solidarité entre générations, la transmission du legs des anciens, la continuité des valeurs et l’inamovibilité des repères.
En 1973, cette chanson inattendue, remontée du fond de notre matrice identitaire, nous a réconciliés avec nous-mêmes, nous a redonné du ressort, alimenté notre fierté, raffermi le sentiment d’appartenance à une communauté en besoin de renaissance ! Ce merveilleux texte nous a de nouveau amarrés à un destin universel partagé avec le reste de l’humanité. Vava inouva a ressuscité en nous l’envie de nous battre, exacerbé le besoin d’être nous-mêmes, avec nos différences, nos singularités, mais semblables pour l’essentiel aux autres dans ce qu’ils ont de meilleur. La guerre de libération a forgé en nous une âme collective verruqueuse, un gros cœur douloureux chargé de furoncles enkystés dans l’âme, l’indépendance de l’Algérie a été incomplète pour nous autres, qui avons ravalé notre quête identitaire le temps de chasser les colonisateurs, mais hélas l’indépendance nous a dessaisis de l’initiative historique et culturelle, nous a relégué dans le monde de l’interdit, le royaume du silence et de la peur.
Vava inouva : la délivrance inattendue
Vava inouva fut le chant de notre indépendance retrouvée, notre hymne à la liberté, à l’ouverture, à la modernité. J’ai vécu la naissance de cette œuvre magistrale avec une certaine proximité comme un adolescent qui attend fébrilement que sa maman se libère et lui donne la sœur qui lui manquait tant ! J’habitais El Mouradia, Idir habitait la tour de Diar Saada, mon cousin Hassan qui était un peu mon tuteur était l’un de ses amis intimes, ils ne se quittaient jamais ! Nous étions un groupe d’étudiants que Hassan tenait en haleine, il allumait notre curiosité et entretenait notre attente à doses homéopathiques : – « Idir a fini par apprendre le poème de Ben Mohamed, Idir a fini la musique, Idir a vu Nouara, Idir a fait ceci, Idir a fait cela. C’est Idir qui va la chanter, ce n’est pas Nouara, ce n’est pas Aït Meslayene, ce n’est pas Samy Ldjazayri, ce n’est pas X, ce n’est pas Y… ».
Hassan nous tenait otages de ses informations jusqu’au jour il nous révéla qu’Idir était en studio chez Oasis … L’attente devint insupportable ! La libération survint inattendue, la petite sœur souhaitée fut une princesse, une fée, un être magique qui dés les premières notes conquiert amis et adversaires ! Ce fut le bonheur ! Comme pour toutes les naissances heureuses, nous avions adopté le bébé et nous l’avons porté à bout de bras, à bout de cœur à travers les méandres de nos espérances ! Nous achetions des dizaines de disques et nous les distribuons aux amis coopérants étrangers, nous voulions qu’ils sachent que nous étions capables du bon, du très bon !
Dans notre imaginaire ancien, Anza est l’appel des héros assassinés par traîtrise par de faux frères. Anza est ce murmure venu du fond des tombes ! Seuls les artistes à l’ouïe fine peuvent l’entendre à leur passage devant le cimetière, le panthéon des aïeux ! Idir est de ceux-là ! Il a entendu anza n’ Taqvaylit lancé douloureusement par le poète Ben Mohamed au moment où la course à la fortune obturait les oreilles de nombreux artistes anesthésiés par les mélodies langoureuses de l’Orient ou embrigadés par les sonorités métalliques de l’Occident ! Quand on entend Anza, on organise Asfel, le rite propitiatoire et sacrificiel, on fait alors offrande de ce que nous avons de meilleur. Pour ce poème, perle brillante sur la neige brûlante qui habite la nuit kabyle, Idir a donné le meilleur de lui-même, son engagement, sa voix, sa musique, à un moment où personne ne croyait à la greffe de l’écusson kabyle sur le blason de la culture universelle ! Grâce à cette chanson, la vie a pris le dessus sur la mort !
Vava inouva nous a tendu la main pour nous faire traverser Assaka, le gué salvateur. Le monstre de la forêt est toujours là, nous lui avons porté des coups, nous l’avons fait douter de sa force ! Le monstre a peur ! La peur a changé de camp ! Ben Mohamed ou Vava inouva peut désormais ouvrir la porte de notre univers tel que les ancêtres l’ont gravé dans l’imaginaire collectif. La culture kabyle, ou la jeune Ghriva, n’a plus besoin de faire tinter ses bracelets pour retrouver la chaleur de son foyer
Rachid Oulebsir