Le projet est louable, construire une démocratie républicaine. La référence est légitime, la révolution algérienne. La contestation vise juste : histoire falsifiée, violence politique, liberté confisquée, gestion économique ruineuse et corruption. La méthode est judicieuse : un soulèvement pacifiste. Cependant, le dialogue de sourds qui oppose les antagonistes nous confronte à un discours qui se nourrit d’ambiguïté, d’ambivalence et de silence qui poussent à l’inquiétude quant à l’intention réelle de consacrer la démocratie comme mode gouvernance à l’avenir.
Alors même que les citoyens cherchent des réponses claires à ce qui pourrait advenir de tout ce mouvement populaire, ni les hommes du régime ni les hommes de la contestation, sur fonds de méfiance compréhensible, ne veulent se prononcer en tenant un discours de clarté sur leurs intentions respectives. Cela ne peut que susciter des interrogations, ramenées ici à une seule : de quelle démocratie parle-t-on ? Personne ne veut répondre à cette question, en reportant le débat à l’après chute du système.
Seuls le discours de la contestation opposé au discours de manipulation du système ont cours. Ces discours, qui orchestrent l’affrontement, inquiètent, tant ils révèlent leur ambigüité, leur ambivalence et leurs pesants silences.
Les échecs communicationnels de la présidence ont ouvert la porte à un discours ambivalent laissant croire à un pouvoir structuré en « pouvoir affiché » et « pouvoir caché » qui serait plus puissant. Cette opacification, par la mise en abîme du jeu politique au sommet de l’Etat, contribue à brouiller les cibles et à orienter les regards vers la seule cible visible qu’est l’institution militaire, pour s’interroger sur ses intentions réelles et se demander de quel côté elle penche.
Le discours du Chef des armées ne rassure guère, par son ambivalence. A la fois souverainiste et autoritaire, il entretient le doute quant à la neutralité de l’institution militaire. En cela, cette dernière se pose comme une variable de l’équation-système et elle se dit, sans avoir peur de la contradiction, garante de la sécurité du peuple. Sécurité du peuple contre des forces hostiles internes ou externes qui menaceraient le peuple ou s’agit-il de protéger le peuple de lui-même ?
En prenant la décision d’assumer l’appel à l’activation de l’article 102 auquel il lui adjoint les articles 7 et 8, malgré le refus du peuple, il installe l’institution militaire dans une position ambigüe. Cet appel, qu’il soit l’expression d’un partage de territoires d’influence (civil/militaire) ou l’expression d’une collision des pouvoirs, traduit l’exploitation de l’institution militaire de la dynamique du mouvement populaire pour renverser les pôles de domination, selon, croit-elle, les bonnes règles d’un marché de dupes. Un piège tendu au peuple pour l’enfermer dans une souveraineté de papier. En le renvoyant à la légitimité constitutionnelle, de quels moyens légaux dispose-t-il pour contraindre les instances constitutionnelles (Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Conseil de la nation, le Parlement) à répondre à ses exigences, sinon au recours à la personnalité de Gaid Salah. L’épreuve de cette impuissance peut le pousser au découragement ou le balancer dans la violence, ce qui permettra à l’institution militaire, elle-même piégée constitutionnellement, de reprendre la main.
Le mouvement populaire se défend très bien contre ces manipulations grossières, qu’il rejette en bloc. Mais, de son côté aussi, le discours est ambigu, ambivalent et surtout fondé sur le silence. Si les slogans sont percutants et ingénieux pour stigmatiser les tares et les manœuvres politiciennes, aucun plan d’action n’est dévoilé pour atteindre l’objectif de faire tomber le système. Où est la liste des représentants du mouvement ? Où est son plan de sortie de crise ?
Ce silence peut sous un certain angle taire, de bonne guerre, ses intentions pour ne pas être vampirisées par le pouvoir. Sous un autre angle, il s’agit plutôt de taire des appréhensions quant à l’après-contestation et au devenir de ce mouvement populaire. Il y a à croire que la demande de la rue de ne pas laisser s’afficher les emblèmes de l’islamisme et du séparatisme, relève de l’affirmation que l’Algérie républicaine et démocratique de demain se fera sans islamisme et séparatisme. Dans quelle mesure, cependant, est-il possible d’entendre l’affirmation de son principe de non exclusion ? Malgré l’euphorie d’un combat pacifique, apparaissent déjà les interdits au sein de la marche. Nonobstant le fait qu’il y a l’argument de l’unité du slogan de la revendication, au nom de quelle autorité, pour ne s’en tenir qu’à cet exemple, des marcheurs viennent interdire avec véhémence, d’aucuns diront violence, la manifestation de « femmes féministes » ?
La question de la représentativité est ambigüe et ambivalente. Les listes de personnalités affichées via les réseaux sociaux montrent bien le clivage qui structure le mouvement et la population : entre la promotion des tenants de la dissidence islamiste ou ceux de la dissidence que la rue qualifie de « laïque ». Que peut signifier le slogan, pourtant répandu, refusant l’une et l’autre, « Ni islamistes ni laïcs » ? Vu le clivage islamisme/laïcité, il n’est pas inintéressant d’interpréter l’absence de réaction à ce « ni islamiste ni laïc », comme l’expression silencieuse d’une prudence conjoncturelle. Par ailleurs, s’il y a un camp qui n’est « ni islamiste ni laïc » et qui serait représentatif majoritaire du peuple, de quelle obédience relève-t-il ? Il mérite de se faire entendre, de faire connaître ses positions, ses principes, son projet de société, sans contradiction ou avec les principes de la laïcité ou avec les principes de l’islamisme politique et sociétal.
En somme, lorsque la muette parle, elle bégaie ; lorsque la foule vocifère, elle est muette.
Il en ressort de ces quelques considérations que si la volonté est réelle et sincère d’établir l’Etat de droit et la démocratie, il faut lever toutes ces ambiguïtés, ces ambivalences, il faut combler ces silences, en développant un discours de clarté qui répond à toutes les questions, à dissiper tous les doutes, à démasquer toutes les embuscades. L’amnésie, ce mal qui a fondé sous de mauvais auspices l’Algérie indépendante, ne doit pas être reconduit comme le paramètre ou le soubassement sur lequel sera envisagée la deuxième république tant espérée. Pour tenir toutes les promesses de cette nouvelle république, ne faut-il pas affronter, et non éluder, les contradictions, les divergences de fonds, les égoïsmes, pour définir une démocratie qui permet à tout le monde de cohabiter en verrouillant toute porte ouverte à toute force anti-démocratique. Si la lutte se fait ensemble, malgré les divergences, pour provoquer le changement, encore faut-il tout le monde puisse vivre ensemble, malgré les divergences, à l’ombre bienveillante de la nouvelle république.
Par M. Youcef IMMOUNE
Docteur ès Sciences du langageProfesseur des universitésDépartement de françaisUniversité Alger2