Le Hirak, ce soulèvement populaire sans précédent qui a déferlé sur l’Algérie de 2019 à 2021, a marqué les esprits par son ampleur, sa longévité et son caractère résolument pacifique. Bien que certains aient pu le qualifier hâtivement d’échec au vu de ses objectifs initiaux inassouvis, Mokrane Gacem nous invite dans ce chapitre à une analyse plus nuancée.
Un mouvement de dissidence populaire sans précédent a embrasé l’Algérie durant trois années consécutives de février 2019 à mars 2021. Son ampleur, sa longévité et son caractère pacifique en ont fait un exploit et une exception historique. D’aucuns affirment d’une manière péremptoire sur un constat rudimentaire que ce mouvement a failli dans ses objectifs. Sceptiques, ils abandonnent tout espoir dans la force du peuple et se laissent gagner par un défaitisme stérile.
D’autres moins catégoriques tentent d’identifier les causes de son reflux et se posent la question de savoir si vraiment ce soulèvement citoyen a abouti à un échec, insinuant ainsi un doute qui invite à l’analyse.
L’opinion est partagée entre les « déçus » qui ont vu leurs rêves s’effondrer après la prise en main de la situation par le pouvoir et ceux moins romantiques qui pensent qu’à cette contestation, certes puissante, il manquait toutefois les qualités nécessaires pour accoucher d’une révolution.
En effet, dans la traduction de la volonté populaire, il s’agissait bien d’accomplir une révolution et non d’obtenir quelques réformes qui maintiendraient le système en place. Le pouvoir a tenté par maintes propositions, manipulations et purges internes d’imprimer cette orientation au mouvement, mais en vain. Le slogan « Yetnahaw gâa » repris en masse par la population traduit bien le désir de celle-ci d’en finir avec un régime qui sévit sur le pays depuis soixante ans! S’est-elle donné tous les moyens de son ambition? Rien n’est moins sûr. Si les couches populaires ont donné le maximum dans une mobilisation et une ténacité qui ont surpris le monde entier, les militants qui prétendaient les encadrer se sont fourvoyés dans un populisme dévastateur.
Une révolution suppose une démarche organisée pour une prise de pouvoir avec un programme clair, porté par une représentation nationale consciente des enjeux et des dangers, dotée d’une stratégie efficace, intelligemment élaborée par des compétences avérées. Ces attributs sont essentiels pour assurer un changement radical dans le pays. Ils se construisent et ne se décrètent pas. Ils ne peuvent être ni spontanés ni établis dans l’urgence. Ils ont besoin d’un temps pédagogique, d’une éducation politique soutenue et d’une décantation qualitative dans la militance pour se mettre en place et se consolider. Le processus était certes en gestation, mais les retards de la société et le populisme dominant contrariait son développement. La répression s’ajouta pour y mettre fin.
C’est une réalité que le Hirak n’avait pas la révolution à sa portée. Il n’était dans sa nature qu’un mouvement de masse, autrement dit, une colère, une révolte massive qu’il aurait fallu dans le contexte canaliser pour lui trouver un exutoire dans des acquis concrets en matière d’organisation, de clarification et de compréhension afin de lui assurer ultérieurement un saut qualitatif. Sinon, il était sans aucun doute condamné à s’effilocher et c’est ce qui est arrivé faute d’instruments révolutionnaires (humains, intellectuels et matériels) à même de le transformer en une révolution pacifique triomphante.
Cependant, doit-on conclure que le Hirak fut vraiment un échec ?
L’histoire nous enseigne que les mouvements de cette envergure éveillent les consciences et préludent aux grands bouleversements. Sans les leçons tirées de la révolution avortée de 1905, les révolutionnaires russes n’auraient pas pu accomplir avec succès celle d’octobre 1917. Il en est de même dans le cas de l’Algérie où les manifestations du 08 mai 1945 réprimées dans le sang ont annoncé novembre 1954 ou encore la révolution chinoise de 1949 qui fait suite au soulèvement de Nanchang de 1927 etc. Les exemples de cette nature jalonnent l’histoire humaine. (Il est évident que le caractère pacifique est une option à privilégier à notre époque)
Quelle que soit la puissance des tyrannies, elles finissent toujours par succomber devant le combat incessant des peuples. Les premiers sursauts populaires apportent toujours des éléments qui permettent de tisser la toile de fond des insurrections futures et décisives. Etant lui-même le fruit des nombreuses manifestations locales qui ont marqué les années précédentes, Le Hirak ne déroge pas à cette règle universelle. Il nous a apporté des semences à cultiver :
– Il a réunifié le peuple contre la dictature, même si cette union apparaît à certains fragilisée par les provocations du pouvoir qui recourt, en désespoir de cause, à répandre ouvertement le racisme et le régionalisme au sein de la population, une réaction qui démontre sa faillite politique et idéologique.
– Il a donné l’espoir d’un changement à des millions d’Algériens et éveillé d’autres aux luttes politiques par l’émergence de nombreux militants.
– Il a permis de vaincre la peur et d’ouvrir des milliers de débats par la libération de la parole jusqu’aux recoins les plus reculés de la société.
– Il a déstabilisé la nomenklatura et dévoilé la nature antipatriotique du pouvoir creusant ainsi entre lui et le peuple un fossé qu’aucun discours démagogique ne pourra désormais combler.
– Il a libéré un potentiel d’énergie qu’on croyait à jamais éteint qui nous permet enfin d’envisager l’avenir avec optimisme et détermination quelles que soient les épreuves à venir.
Ce sont là, quelques paramètres de base (la liste n’est pas exhaustive) qui promettent de poser un socle solide pour les prochaines luttes.
Loin d’avoir échoué, le Hirak nous a fait faire un grand pas en avant en nous révélant nos capacités du moment et en nous renseignant sur nos insuffisances et nos erreurs. C’est un éclairage indispensable pour évaluer le chemin à parcourir et nous y préparer.
Mokrane Gacem,
Journaliste