François Bayrou, Premier ministre français, vient de nous offrir une nouvelle perle de la diplomatie franco-algérienne : selon lui, l’Algérie mènerait un combat acharné contre la langue française. Voilà une affirmation qui, si elle n’était pas aussi grotesque, prêterait presque à sourire.

Car enfin, Monsieur le Premier ministre, comment peut-on oser avancer pareille ineptie quand on sait que l’Algérie respire en français, débat en français, signe ses accords en français et continue de produire une littérature francophone d’une richesse inégalée ? Un combat contre le français, dites-vous ? Drôle de guerre alors, menée dans les couloirs des administrations, dans les entreprises et jusque dans les conversations du quotidien.

Une Histoire écrite en français… malgré ellePermettez-moi un petit retour en arrière. Dans les années 1950, l’Algérien « indigène », comme on aimait l’appeler dans la République une et indivisible, savait dessiner la carte de la France les yeux fermés. Il récitait par cœur les fleuves hexagonaux et l’histoire de Clovis pour décrocher un diplôme qui, au final, le destinait aux travaux manuels. L’élitisme républicain s’arrêtait aux frontières de la Méditerranée. 

À l’indépendance en 1962, 85 % des Algériens étaient analphabètes, conséquence d’un système éducatif conçu pour exclure. La France n’a pas enseigné sa langue aux Algériens par générosité, mais pour asseoir son hégémonie coloniale.

Et pourtant, lorsqu’il a fallu rédiger la Déclaration du 1er novembre 1954, lancer la révolution et signer les Accords d’Évian, c’est bien en français que cela s’est fait. La première Constitution algérienne ? Rédigée en français. Les accords de libre circulation entre nos deux pays ? En français aussi.

L’Algérie indépendante a certes entrepris une politique de valorisation de l’arabe et du tamazight, mais jamais au détriment du français, qui demeure la langue des sciences, du commerce et de la diplomatie. Il suffit d’assister aux débats parlementaires, de consulter la presse ou d’ouvrir un manuel universitaire pour constater que cette langue y règne encore en maître.

Aujourd’hui encore, un tour dans n’importe quel ministère, une réunion d’entreprise ou une discussion au café suffit pour comprendre que le français n’a jamais été aussi vivant en Algérie. Près de 33 millions d’Algériens, soit 70 % de la population, le pratiquent quotidiennement. L’Algérie est le deuxième pays francophone au monde après la France ! Les écoles privées et instituts de formation en langue française fleurissent, et les universités algériennes publient encore massivement leurs travaux en français. D’ailleurs, paradoxalement, la France délivre chaque année des milliers de visas étudiants à de jeunes Algériens désireux de poursuivre leurs études… en français.

Sur le plan économique, les entreprises françaises implantées en Algérie n’ont pas à se battre pour imposer la langue de Molière : elle est la langue du business. Bouygues, Total, BNP Paribas et autres géants français ne s’en plaignent pas, bien au contraire.

Mais au-delà des constats linguistiques, il y a un autre malaise que votre déclaration tente de masquer, Monsieur le Premier ministre. Lorsque l’écrivain franco-algérien en détention en Algérie remet en question l’intégrité du territoire national, vous montez au créneau pour défendre la liberté d’expression. Mais où était cet élan protecteur quand Yasmina Khadra, auteur majeur traduit dans le monde entier, portait haut et fort la francophonie algérienne ? Étrangement, son œuvre colossale, qui fait rayonner le français bien au-delà des cercles parisiens, semble ne pas mériter votre soutien.

Ce « deux poids, deux mesures » n’est pas anodin. Il trahit une inquiétude plus profonde : la France ne défend pas tant la langue française que l’idée d’un français qui lui appartient, un français sous tutelle, un français qu’elle pourrait encore contrôler. Or, c’est bien cela qui dérange : voir l’Algérie s’approprier cette langue et la faire sienne sans rendre de comptes.

Alors, Monsieur Bayrou, arrêtons un instant la politique de posture. L’Algérie ne combat pas le français, elle s’émancipe d’une tutelle linguistique imposée, ce qui n’a rien d’un rejet. Loin de s’éteindre, la langue de Molière vit, se transforme, se métisse, portée par des générations qui l’ont faite leur. Et si la France, au lieu de se poser en victime imaginaire, s’interrogeait sur sa propre difficulté à renouveler son influence ?

Parce qu’à bien y réfléchir, Monsieur le Premier ministre, la vraie question n’est pas de savoir si l’Algérie combat le français, mais plutôt pourquoi la France craint tant de ne plus en avoir le monopole.

Ainsi, la langue française n’a jamais été aussi vivante en Algérie, bien qu’elle y ait été imposée par la force avant d’être adoptée par l’intelligence. Ce n’est pas l’Algérie qui la combat, c’est la France qui peine à assumer qu’elle ne lui appartient plus exclusivement. L’héritage linguistique ne se décrète pas, il se vit, se façonne et se réinvente bien au-delà des frontières de l’Hexagone.

Pour conclure, permettez-moi de détourner cette célèbre citation de Talleyrand : « La France a tout appris à l’Algérie, sauf à s’en passer. » 

Quoi qu’on dise, la presse française peine à reconnaître cette réalité : la francophonie ne se limite plus à la France et ne lui appartient plus en exclusivité. Lorsqu’il s’agit de défendre un écrivain remettant en cause l’intégrité territoriale de l’Algérie, elle crie à l’atteinte aux libertés. Mais quand il s’agit de célébrer des figures comme Yasmina Khadra, qui portent la langue française avec brio au-delà des frontières, le silence est assourdissant.

Au fond, cette posture révèle une difficulté à accepter que le français, jadis outil de domination, soit devenu un espace d’expression libre et affranchi, y compris en Algérie. C’est peut-être cela qui dérange : une langue qui échappe à son ancien maître, qui se transforme, évolue, et prospère… sans lui.

À l’ancien ministre de l’Éducation nationale devenu Premier ministre, on pourrait dire ceci :

Monsieur Bayrou, vous qui avez consacré une partie de votre carrière à défendre la langue française, vous devriez être le premier à vous réjouir de sa vitalité en Algérie. Mais au lieu de cela, vous semblez regretter qu’elle y vive librement, affranchie de la tutelle française.

Vous savez mieux que quiconque que l’Algérie n’a jamais combattu le français. Elle l’a conquis après l’avoir subi, elle l’a transformé après l’avoir appris, et aujourd’hui, elle le fait rayonner bien au-delà de vos inquiétudes rhétoriques.

Alors pourquoi cet acharnement à voir dans l’Algérie une menace pour votre langue, quand c’est peut-être elle qui lui offre aujourd’hui un second souffle ? Ne serait-il pas temps de reconnaître que le français ne se meurt pas en Algérie, mais qu’il y renaît, tout simplement… sans votre permission ?

Si la vitalité du français en Algérie se mesurait aux visas accordés par la France, alors il devrait admettre que Paris ne délivre pas des documents de voyage, mais bien des certificats d’attachement linguistique. Pourtant, l’amour d’une langue ne se quémande pas à une ambassade, et encore moins à travers un passeport, fût-il diplomatique.

Le français en Algérie n’a pas besoin de visa pour circuler dans les rues d’Alger, d’Oran ou de Constantine. Il n’a pas attendu une approbation de l’Élysée pour s’ancrer dans la culture, la littérature et les débats du quotidien. Il n’est pas un privilège accordé à quelques-uns, mais une réalité partagée par des millions d’Algériens.

Alors, Monsieur Bayrou, si votre inquiétude pour le français en Algérie se résume à une affaire de visas et de passeports, c’est que vous avez déjà perdu le vrai combat : celui de la transmission naturelle d’une langue qui se vit, se transforme et prospère, qu’on le veuille ou non.

Monsieur Bayrou, Le français en Algérie n’a pas attendu votre aval pour exister, ni votre inquiétude pour survivre. Ce que l’Histoire a imposée, l’Algérie l’a transcendée. Ce que la colonisation a forcée, l’intelligence collective l’a transformée. Aujourd’hui, le français y est un butin de guerre devenu outil de pensée, un héritage imposé devenu ric

Alors, cessez d’agiter l’épouvantail d’un prétendu combat contre votre langue. Le seul combat qui se joue, c’est celui de l’émancipation d’un français qui ne vous appartient plus. Et si cela vous dérange.

Dr A. Boumezrag

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