Il fut un temps où le vieux lion régnait sans partage. Son rugissement s’entendait des rives de la Méditerranée aux dunes du désert. Il traçait des frontières, qui lui faisaient croire était chez lui. Mais les temps ont changé. L’empire s’est effondré, le lion a vieilli, et dans un dernier sursaut d’autorité, il expulse ceux dont il ne veut plus – comme s’il pouvait réécrire l’histoire en griffonnant trois lettres : OQTF.
Mais voilà, ces agneaux qu’il chasse à coup de décrets et de chartes ne sont pas tous prêts à redevenir bergers. Car de l’autre côté de la mer, les jeunes gardiens du troupeau, censés être les frères d’hier, les attendant non pas avec des bras ouverts, mais avec des portes fermées. Ils les refoulent, les abandonnent sur le rivage, leur refusent même le droit de rentrer chez eux. Comme si l’exil devait être une boucle infinie, une errance sans fin entre deux patries qui se renvoient la responsabilité comme un colis envisagé.
L’absurdité est totale. La France expulse au nom du droit, du contrôle migratoire, de la sécurité – à défaut d’admettre qu’elle expulse aussi l’héritage de son propre passé colonial.
Alors, que reste-t-il à ces agneaux égarés ? Ni chez eux ici, ni chez eux là-bas, ils errent entre les aéroports, les zones d’attente, les humiliations bureaucratiques. Ils sont de trop dans une histoire qui ne veut plus les assumer. Ni lions, ni bergers, ils ne sont que l’écho d’un passé que chacun veut oublier sans jamais vraiment y parvenir.
Mais l’Histoire à la mémoire. Et si les lions vieillissent et si les bergers détournent le regard, les agneaux, eux, n’ont pas dit leur dernier mot.
Car ces exilés que l’on refuse d’un côté et que l’on rejette de l’autre ne sont pas des fantômes, mais des êtres de chair et de sang, des âmes en quête d’un foyer, d’une dignité que ni l’ancienne métropole ni les patries d’origine ne veulent leur accorder. Ils n’ont pas choisi d’être nés sous les vestiges d’un empire, pas plus qu’ils n’ont choisi d’être réduits à des chiffres dans les statistiques d’un ministère.
Pourtant, sur leur intime de disparition, de se fondre dans l’oubli, de cesser d’exister administrativement. La France leur assène son « Quittez le territoire », les pays d’origine leur rétorquent un « Nous ne vous reconnaissons pas ». Et les voilà coincés dans une absurdité kafkaïenne où ils ne sont ni assez français pour rester, ni assez algériens pour revenir.
Les OQTF ne sont que la dernière déclinaison d’une vieille rengaine : une relation franco-maghrébine où l’amour vicié du passé se transforme en rejet mutuel. Une danse toxique où l’on feint d’ignorer les liens indélébiles tout en prétendant qu’un tampon sur un passeport peut effacer un siècle d’histoire commune.
Mais l’exil n’a jamais fait disparaître ceux qu’il frappe. Il les transforme, il les forge, il les pousse à réinventer leur place dans un monde qui les refuse. Loin d’être de simples victimes, ces « agneaux égarés » tracent leur propre itinéraire, entre résilience et révolte, entre mémoire et avenir.
Car si les lions rugissent encore et si les bergers détournent la tête, la savane, elle, appartient à ceux qui avancent.
Ainsi, entre expulsions administratives et refoulements hypocrites, les exilés se retrouvent piégés dans une partie d’échecs où ils ne sont ni pions ni rois, mais des pièces que l’on préfère écarter du plateau. Pourtant, à force de vouloir les effacer, c’est un autre récit qui s’écrit, en dehors des frontières et des décrets, dans l’errance mais aussi dans la résistance. Car si les États les rejettent, eux, persistants. Ils présagent en eux des histoires que l’on tente d’entrer, des héritages que l’on refuse d’assumer, et un avenir qui finira, quoi qu’on en dise, par s’imposer.
On peut retarder l’inévitable, mais on ne l’empêche jamais vraiment. À force d’expulsions et de refoulements, les États croient pouvoir contrôler les trajectoires, dicter qui a le droit d’exister ici ou ailleurs. Mais l’histoire l’a prouvée : les frontières administratives ne résistent jamais aux mouvements profonds des peuples.
Ces exilés que l’on rejette aujourd’hui sont les bâtisseurs invisibles de demain. Ils s’installent, s’adaptent, tissent des liens malgré tout. Ni tout à fait d’ici, ni plus vraiment de là-bas, ils présagent en eux un héritage que l’on tente d’effacer, mais qui, bon gré mal gré, finit toujours par s’imposer. Car l’appartenance ne se décrète pas, elle se construit.
Comme l’écrivait Kateb Yacine : « L’exil est une patrie. »
Et peut-être que ce printemps 2025 marque le début d’un monde où les « indésirables » ne demandent plus la permission d’exister.
Dr A. Boumezrag