Dans une interview exclusive accordée au quotidien français L’Opinion, le président algérien Abdelmadjid Tebboune aborde sans détour la crise diplomatique aiguë qui secoue les relations entre l’Algérie et la France depuis plusieurs mois.
Le ton est grave, a l’échelle de l’état de dégradation avancé que connaissent les relations entre les deux pays.
Mais si le chef de l’État algérien reste inflexible, droit dans ses bottes quant aux principes qui doivent guider les relations franco-algériennes, on sent dans le choix de ses mots une inclination à la recherche de l’apaisement, à calmer le jeu. On est loin du discours belliqueux colérique et hargneux prononcé, il y a presqu’un mois, devant la représentation nationale.
Il y a, visiblement, chez Abdelmadjid Tebboune un désir de ne pas insulter l’avenir. De provoquer un appel d’air pour un retour a la normal, en donnant la chance à un dialogue constructif entre lui et son homologue français, Emmanuel Macron.
« Je maintiens le cheveu de Muʿawiya », usant d’une cpression métaphorique puisée dans la littraire arabe pour décliner » (son) état d’esprit pour ne pas tomber dans une séparation qui deviendrait irréparable ». Il explique, ce faisant, qu’il n’y a qu’un pas vers la rupture des relations entre les deux pays qu’il se garde bien de sauter.
Dans ses reponses aux questions du journaliste de l’Opinion, Tebboune ne mâche pas ses mots. Il établit un constat alarmant sur l’ambiance « délétère » qui caractérise les relations entre Paris et Alger.
« Le climat est délétère, nous perdons du temps avec le Président Macron », lance-t -il, avec une pointe de dépit non dissimulée. Sur la même lancée, il se lance dans une série de récriminations, s’en allant déplorer l’interruption du dialogue politique, le blocage du travail des historiens sur le dossier de la mémoire et les « déclarations hostiles » de certains responsables politiques français, la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental.
» Le climat est délétère, nous perdons du temps avec le Président Macron. Nous avions beaucoup d’espoirs de dépasser le contentieux mémoriel. C’est pour cela que nous avons créé, à mon initiative, une commission mixte pour écrire cette histoire qui nous fait encore mal. Et pour dépolitiser ce dossier. J’ai même reçu deux fois l’historien Benjamin Stora. Il a toute mon estime et réalise un travail sérieux avec ses collègues français et algériens sur la base des différentes archives bien que j’aie déploré que l’on n’aille pas assez au fonds des choses. Nous avions aussi établi une feuille de route ambitieuse après la visite en août 2022 de mon homologue français, suivie de celle Elisabeth Borne, alors Première ministre, une femme compétente connaissant ses dossiers. Mais, plus rien n’avance si ce n’est les relations commerciales. Le dialogue politique est quasiment interrompu », dira A. Tebboune.
« Il y a des déclarations hostiles tous les jours de politiques français comme celles du député de Nice, Eric Ciotti, qui qualifie l’Algérie d’« Etat voyou » ou du petit jeune du Rassemblement national [Jordan Bardella] qui parle de « régime hostile et provocateur ». Et ces personnes aspirent un jour à diriger la France… Personnellement, je distingue la majorité des Français de la minorité de ses forces rétrogrades et je n’insulterai jamais votre pays », enchaîne-t-il, dénonçant les campagnes hostiles contre l’Algerie alimentée par les réseaux mediatico-politique de la droite dure et de l’extrême droite.
Le Sahara occidental, point de rupture
Le président algérien révèle que la décision de la France de reconnaître la « marocanité » du Sahara occidental a été le point de départ de cette crise. Il affirme avoir prévenu le président Macron de la « grave erreur » que cela constituerait.
« Nous avons parlé avec le Président Macron plus de 2 heures 30 en marge du sommet du G7 à Bari, le 13 juin dernier. Il venait de perdre les élections européennes et avait annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale. Il pensait — de bonne foi — qu’il pouvait compter sur les voix des Français originaires du Maroc et de l’Algérie pour, à l’issue du scrutin législatif, former une alliance centriste lui permettant de poursuivre sa politique. Il m’a alors annoncé qu’il allait faire un geste pour reconnaître la « marocanité » du Sahara occidental, ce que nous savions déjà. Je l’ai alors prévenu : « Vous faites une grave erreur ! Vous n’allez rien gagner et vous allez nous perdre. Et vous oubliez que vous êtes un membre permanent du Conseil de sécurité, donc protecteur de la légalité internationale, alors que le Sahara occidental est un dossier de décolonisation pour l’ONU qui n’a toujours pas été réglé. »
Mémoire et histoire : un enjeu central
Interrogé sur les accusations d’instrumentalisation de la mémoire de la colonisation, le président Tebboune réfute catégoriquement ces allégations. Il souligne l’importance pour l’Algérie d’honorer ses martyrs et de faire un travail de mémoire lucide et approfondi.
« Honorer ses ancêtres, laisser en paix les âmes de nos martyrs… Jusqu’à aujourd’hui, la France commémore encore ses soldats et résistants tombés dans la guerre contre l’Allemagne, ses cinéastes font des films. Il y a encore des contentieux non déclarés avec Berlin bien qu’il n’y ait eu que quatre ans d’occupation et encore, pas sur tout le territoire. Et vous voudriez nous interdire d’effectuer notre propre travail de mémoire ? Ce qui s’est passé chez nous est unique en Afrique. C’est le seul cas de colonisation de peuplement où l’on a amené des Européens par bateau sur un sol étranger pour en faire une terre française, découpée par ordre numérique dans la suite chronologique des départements français. Nos résistants ont été massacrés par centaine de milliers. Cette colonisation fut bien plus sanglante que la conquête des pays d’Afrique subsaharienne et la période des protectorats en Tunisie et au Maroc », dira le chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune.
Au passage, il lance une pique assassine au Rassemblement national et à chefffe de file, Marine Le Pen accusés « danalphabestises »
« Je m’interroge sur la manière dont Madame Le Pen va s’y prendre si elle parvient au pouvoir : va-t-elle une nouvelle rafle du Vel d’Hiv et parquer tous les Algériens avant de les déporter ? Marine Le Pen a déclaré qu’« il faut faire avec l’Algérie ce que Trump a fait avec la Colombie » et utiliser tous les moyens de pressions sur votre pays : plus d’octroi de visas, gel des transferts financiers, saisie des biens de personnalités algériennes en France…
Ce sont des « analphabétises ». Les responsables du RN ne connaissent que l’utilisation de la force. Il y a encore dans l’ADN de ce parti des restes de l’OAS pour laquelle il fallait tout régler par la grenade et les attentats »,cingle A. Tebboune.
Sur le rapatriement des ressortissants algériens faisant l’objet d’OQTF, il répond à la présidente du RN qui veut appliquer la manière utilisée par Donald Trump aux sans papiers colombiens aux USA.
« Comparaison n’est pas raison : les relations entre les Etats-Unis et la Colombie n’ont rien à voir avec les nôtres. Les Américains n’ont pas colonisé l’Amérique latine. Et Donald Trump cherche à régler une question migratoire. Moi, je m’interroge sur la manière dont Madame Le Pen va s’y prendre si elle parvient au pouvoir : veut-elle une nouvelle rafle du Vel d’Hiv et parquer tous les Algériens avant de les déporter ? », répond-il.
La France, un partenaire incontournable
Malgré les tensions actuelles, la persistance de lourds contentieux ( maintien en détention de Boualem Sansal » une affaire scabreuse visant à mobiliser contre l’Algérie », le rapparemment des sans papiers algériens du territoire français ainsi que d’autres dossiers polémiques), le président Tebboune se dit ouvert au dialogue et à la coopération. Il insiste sur la nécessité de trouver des solutions aux problèmes en suspens, notamment la question des réparations liées aux essais nucléaires français et la coopération en matière de sécurité.
Un appel à l’apaisement
Abdelmadjid Tebboune appelle les responsables politiques français à faire preuve de responsabilité et à œuvrer pour un apaisement des tensions. Il souligne l’importance d’une relation franco-algérienne apaisée et constructive pour les deux pays.
A la question du journaliste de L’Opinion qui voulait savoir s’il est disposé à reprendre le dialogue « s’il y a des declarations fortes », Abdelmadjid Tebboune répond : « Tout à fait. Ce n’est pas à moi de les faire ( les déclarations fortes). Pour moi, la République française, c’est d’abord son président. Il y a des intellectuels et des hommes politiques que nous respectons en France comme Jean-Pierre Chevènement, Jean-Pierre Raffarin, Ségolène Royal et Dominique de Villepin, qui a bonne presse dans tout le monde arabe, parce qu’il représente une certaine France qui avait son poids. Il faut aussi qu’ils puissent s’exprimer. Et ne pas laisser ceux qui se disent journalistes leur couper la parole et les humilier, particulièrement dans les médias de Vincent Bolloré dont la mission quotidienne est de détruire l’image de l’Algérie. Nous n’avons aucun problème avec les autres médias, qu’ils soient du secteur public ou privé. »
Essais nucléaires et utilisation des armes d’armes chimiques: un contentieux à lever
La question des réparations relatives aux essais nucléaires et à l’utilisation d’armes chimiques par la France demeure un sujet de discorde qui conditionne la la reprise de coopération. « C’est indispensable », estime Tebboune.
« Le dossier de la décontamination des sites d’essais nucléaires est obligatoire sur les plans humain, moral, politique et militaire. Nous pouvions le faire avec les Américains, les Russes, les Indonésiens, les Chinois. Nous estimons que l’Algérie doit le faire avec la France qui doit nous dire avec précision les périmètres où ces essais ont été réalisés et où les matériaux sont enterrés. Il y a aussi la question des armes chimiques utilisées à Oued Namous. J’ai commencé ma carrière de fonctionnaire à Béchar, à l’ouest du pays, au tout début des années 1970.
Pratiquement toutes les semaines, nous avions des plaintes d’éleveurs relatives à la mort de leurs bêtes. Il ne faut pas mettre la poussière sous le tapis et régler définitivement ces contentieux », dira encore le président algérien.
Dee nombreuses dossiers en suspens tels que la coopération dans le domaine sécuritaire et de la lutte contre le terrorisme au Sahel, lecgange d’information entre les agences de sécurité des deux pays, au sujet, notamment des Djihadistes franco- algériens de retour de l’Irak et de Syrie ont été abordées dans l’interview du président Tebboune.
L’échange avec le journaliste du quotidien L’Opinion lève le voile sur les profondes divergences qui persistent entre l’Algérie et la France. Elle met en lumière la nécessité d’un dialogue sincère et approfondi pour surmonter les obstacles et renouer une relation bilatérale constructive.
Idir Amnay