L’idée de l’indépendance algérienne voit le jour à Paris au début des années 1920. Ce sont les ouvriers d’Afrique du Nord de Paris qui, au contact avec les syndicats et les communistes, vont créer l’étoile nord-africaine, première structure partisane qui imagine l’indépendance de L’Afrique du Nord. La grande majorité de ces militants sont des Kabyles. Parmi les créateurs de l’étoile nord-africaine, bien avant l’arrivée de Messali El Hadj, il y avait Akli Banoune, né en Kabylie maritime, en 1889 ; arrivé en France en 1916, il participe à Paris, à la réunion du 16 mai 1926 qui décide de la création de l’Étoile nord-africaine. Devenu marchand de légumes avec sa compagne française, il met son local, à la disposition de l’Étoile nord-africaine. Akli Banoune consacre sa vie pour l’organisation ; ainsi le 18 octobre 1934, il loue à ses frais un car pour transporter les militants à une réunion.
Jean El Mouhoub Amrouche est encore méconnu aujourd’hui. Et pourtant, il est à bien des égards, l’un des pionniers du réveil identitaire berbère. Jean Amrouche naît le 7 février 1906, à Ighil Ali, en Kabylie. Son père, né en 1880, entre à l’âge de 5ans, à l’école des Pères blancs ; sa mère, Fadhma, voit le jour à Tizi Hibel, en 1882, et n’est pas reconnue par son père. On la confie à l’école des Soeurs blanches des Ouadias, puis à l’orphelinat de Taddart Oufella. Plus tard, elle travaille à l’hôpital de Ain El Hammam où elle rencontre Belqacem Amrouche qui l’épouse le 24 août 1899. Fadhma a écrit un livre qui a ému de nombreux lecteurs, de plusieurs générations, « Histoire de ma vie ». La famille des Amrouche part en Tunisie en 1910 où Belqacem est employé des chemins de fer. Marie-Louise Taos, cette grande dame de la culture kabyle, la sœur de Jean, naît le 4 mars 1913. Quand éclate la Première Guerre mondiale, les Amrouche reviennent à Ighil Ali où Jean est scolarisé dans son village natal. En 1915, Jean Amrouche entre au collège Alaoui à Tunis ; de 1921 à 1924, il est à l’École normale de Tunis où son intelligence est fortement remarquée. De 1925 à 1928, il est à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. En octobre 1928, il est nommé professeur de lettres au collège de Sousse en Tunisie. En 1934, il publie son premier livre, un recueil de poésie intitulé « Cendres » aux éditions Mirages. De 1934 à 1937, Jean Amrouche enseigne à Annaba, dans l’Est algérien. En 1937, il fait sortir son deuxième recueil de poésie, intitulé, «Étoile secrète». En exergue du livre, Jean Amrouche cite le poète italien Giuseppe Ungaretti qui deviendra son ami et qui dit « Je cherche un pays innocent ». C’est déjà tout un programme. En octobre 1937, Jean Amrouche est nommé au lycée Carnot de Tunis. L’écrivain Albert Memmi est alors l’un de ses élèves. Dans son roman, « La Statue de sel », Albert Memmi rend hommage à Jean Amrouche : « C’était pour ses collègues, un impardonnable scandale spirituel de voir ce métèque mieux manier le français que les ayant-droits ». En 1939, Jean Amrouche publie « Chants berbères de Kabylie », un recueil extraordinaire, un livre qui arrive à transmettre l’âme et les aspirations kabyles. «En traduisant les chants berbères de Kabylie, Amrouche révéla au public français les richesses originales de son peuple et donnait à ses poètes un rang dans la poésie universelle», écrit Jacqueline Arnaud. En 1943, Jean Amrouche commence une carrière à la radio à Alger. Au mois de novembre de la même année, il est reçu à déjeuner par le général de Gaule. L’année d’après, il y fonde la revue l’Arche. C’est dans cette publication qu’il fait paraître l’Eternel Jugurtha en 1946. C’est l’un des premiers écrits personnifiant la résistance berbère et appelant à la réhabilitation de cette identité millénaire de l’Afrique du Nord.
La guerre de libération algérienne a également servi de cadre pour la liquidation de certains berbéristes. C’est le cas de Benaï Ouali assassiné par ses frères de lutte d’une rafale dans le dos à sortie de son village natal vers la mi-février 1957 (6).
Benaï Ouali voit le jour à Djemâa n Saharidj, dans chez les At Frawssen vers 1920. On l’appelait Si Ouali n Senior ; son père était un cultivateur. C’est tout jeune qu’il adhère aux idées nationalistes et au Parti du peuple algérien (PPA) au début des années 1940. Il devient vite l’un des responsables de la Haute-Kabylie de ce mouvement. En 1944, il fait partie d’une organisation de choc qui a pour mission de défendre les responsables du parti. Au même moment, il est désigné par la direction du parti comme agent de liaison pour les organisations universitaires d’Alger. C’est ainsi qu’il entre en contact avec les étudiants et les lycéens de Ben Aknoun d’origine kabyle tels Omar Oussediq, Ali Laïmèche, Amar Ould Hamouda, Hocine Aït Ahmed, Said Aich, Sadeq Hadjeres, Mohand Idir Aït Amrane, Mbarek Aït Menguellat. Ce sont ces jeunes intellectuels qui vont déclencher les foudres de la direction du PPA : c’est la crise anti-berbériste de 1949. Benaï Ouali devient le guide et le conseiller politique de ces jeunes.
« Ekker a mmis umazigh » (Lève fils d’Amazigh), l’hymne berbère, est écrit en janvier 1945, par ce groupe d’intellectuels. Faisant partie de ce groupe, Amar Ould Hamouda, cousin du colonel Amirouche, est originaire du village de Tassaft Ouguemoun. Il voit le jour en 1923. Après des études à Boufarik, Miliana et Ben Aknoun, il fait l’École normale de Bouzaréah. Amar Ould Hamouda est militant du PPA dès 1942. Ce qui l’amène à devenir responsable de l’Organisation spéciale (OS) pour la Kabylie.
Au printemps 1949, il est arrêté dans un tramway à Alger. Même s’il est torturé à la prison de Blida, il n’avoue pas son appartenance à l’OS. Cela n’empêche pas la direction du parti de l’exclure pour ses postions berbéristes avant sa sortie de prison. À sa sortie de prison, il trouve un emploi de voyageur de commerce. Après le déclenchement de la guerre de libération, il est taxé de messaliste. Amar Ould Hamouda est assassiné par l’ALN (Armée de libération nationale) au village d’At Waâban, dans la commune d’Aqvil, après un procès douteux tenu par les responsables du FLN de Kabylie. La tombe d’Amar Ould Hamouda n’a jamais été retrouvée.
Lorsque le 19 mars 1962, les accords d’Evian sont signés par Krim Belqacem, du côté algérien, le cessez-le-feu permet à la Kabylie de respirer un peu. La région a énormément souffert de la guerre qui a duré près de 8 ans. La Kabylie s’est engagée corps et âme dans ce combat libérateur. Du début jusqu’à la fin. Mais l’indépendance du pays ne va pas forcément apporter la liberté. Les Kabyles s’en rendent compte dès les premiers mois de l’été 1962. Le conflit meurtrier entre l’armée de l’intérieur et celle de l’extérieur, mieux armée, fait des ravages. Le clan d’Oujda, soutenu militairement par l’Égypte, finit par s’imposer et porte à la tête de l’état Ahmed Ben Bella. L’armée de l’extérieur rentre à Alger le 3 septembre 1962.
« Nous sommes des Arabes, nous sommes des Arabes, nous sommes des Arabes », ne cesse de proclamer, dès le 5 octobre 1962, à la télévision, Ahmed Ben Bella ce président proche des services égyptiens dont les parents viennent pourtant du Maroc.
C’est dans un climat de troubles et d’errances que le FFS est créé le 29 septembre 1963. Hocine Aït Ahmed et ses partisans prennent le maquis et espèrent réhabiliter la démocratie et le choix populaire. Mais Ben Bella envoie son armée en Kabylie qui massacre et tue à outrance. Au bout d’incroyables violences, l’armée de Ben Bella et de Boumediene tue près de 400 militants du FFS. Au mois d’avril 1964, l’armée mène une campagne de terreur contre la population en Kabylie : des centaines de citoyens soupçonnés de sympathie envers le FFS sont arrêtés et terriblement torturés. Hocine Aït Ahmed est arrêté le 17 octobre 1964 ; condamné à mort, il s’évade de prison en 1966. La révolte armée en Kabylie est ainsi vaincue, mais dans les esprits la guerre fratricide restera pendant longtemps. La Kabylie ne cessera jamais de se rebeller contre le pouvoir central d’Alger.
Entre-temps, le parti unique du FLN squatte la scène politique même si les décisions les plus importantes ne sont prises que par le chef de l’état Houari Boumediene. Les références à la culture berbère font peur ; la cantatrice kabyle Taos Amrouche est empêchée de chanter durant le festival panafricain, tenu à Alger, en 1969.
En 1966, à Paris, une association berbère, Agraw Imazighen (l’Académie berbère) est créée ; elle tente de reprendre les quêtes identitaires de quelques militants du PPA-MTLD des années 1940, victimes de la crise anti-berbériste de l’époque. L’action de cette association s’avérera fort utile ; elle participe à l’éveil des consciences nord-africaines en publiant une revue intitulée Agraw Imazighen. C’est elle qui sera également à l’origine de l’actuel drapeau berbère.
De retour en Algérie en 1974, après un long exil (il n’avait pas vu son pays natal depuis 1958), le philosophe et humaniste, Mohamed Arkoun est effaré par ce qu’il voit. À l’adresse de son ami, le père Maurice Borrmans, il écrit : « (…) La Kabylie est absolument sans avenir : même les « soldats du Christ », en principe attachés aux minorités, aux faibles, aux opprimés, l’ont abandonnée et s’emploient à racheter leurs erreurs d’antan par une allégeance ostentatoire à l’arabisme ». (7)
Au même moment, la chanson contestataire kabyle continue d’éveiller les consciences ; le club de football de la JSK porte très haut les couleurs de la Kabylie et de sa culture. À chacune des sorties de ces footballeurs talentueux, les supporteurs crient des slogans hostiles au pouvoir. «Anwi wigi ? d Imazighen» (Qui sont ceux la ? Ce sont les Imazighen), est à chaque match scandé par des dizaines de milliers de personnes sur les gradins des stades d’Alger et de la Kabylie. Durant la finale de la coupe d’Algérie de l’année 1977, au stade du 5 juillet, une foule immense crie sa haine du système et de son chef Houari Boumediene. Comme son prédécesseur Ahmed Ben Bella, le colonel Houari Boumediene insiste sur l’arabisation de l’école et des institutions. Pourtant les origines de Boukharaouba Mohamed, le vrai nom de Houari Boumediene, sont kabyles. Derrière le désir de retrouver une langue dont une partie des Algériens souhaite le renforcement, il y a, de toute évidence, la volonté d’effacer la langue berbère.
L’écrivain Kateb Yacine ne se gênait pas pour s’opposer aux thèses du régime : « Aujourd’hui, par les armes, nous avons mis fin au mythe ravageur de l’Algérie française, mais pour tomber sous le pouvoir d’un mythe encore plus ravageur : celui de l’Algérie arabo-musulmane, par la grâce de dirigeants incultes. L’Algérie française a duré cent trente ans. L’arabo-islamisme dure depuis treize siècles ! L’aliénation la plus profonde, ce n’est plus de se croire français, mais de se croire arabe. Or il n’y a pas de race arabe ni de nation arabe. Il y a une langue sacrée, la langue du Coran dont les dirigeants se servent pour masquer au peuple sa propre identité ! », disait-il.
C’est dans cette ambiance de peurs et de marginalisation de la culture berbère que des jeunes Kabyles décident de s’organiser, y compris à Alger, une capitale complètement verrouillée par la junte militaire du colonel Houari Boumediene. Avec un immense courage, ils confectionnent des revues, «Itij» (le soleil), «Taftilt» (La bougie) qui participent au réveil identitaire berbère.
C’est de l’université de Tizi Ouzou, inaugurée en 1977 que viendra la première grande manifestation contre le pouvoir algérien au printemps de l’année 1980. Invité par les étudiants pour parler de son livre, « Poèmes kabyles anciens », l’écrivain Mouloud Mammeri est empêché par les autorités d’accéder à l’université le 11 mars 1980. C’est ce qui déclenche un mouvement de contestation sans précédent. D’abord à l’université de Tizi Ouzou, puis dans toute la Kabylie et à Alger. La riposte musclée du pouvoir ne tarde pas. Mais pour une fois, pour la toute première fois, le système du parti unique est montré du doigt par de larges fractions de la population. La presse écrite algérienne, la radio et la télévision n’arrêtent pas de stigmatiser la Kabylie ; les intellectuels du pouvoir prennent leur plume pour insulter la Kabylie. Pourtant la Kabylie vient d’ouvrir, de manière héroïque, la voie de la lutte démocratique en Algérie.
Le 18 avril 2001, le jeune Massinissa Guermah est assassiné dans les locaux de la gendarmerie des At Douala, à vingt kilomètres de la ville de Tizi Ouzou. Le lendemain, 10000 personnes défilent à Tizi Ouzou. Deux jours après, l’arrestation de deux collégiens par les gendarmes d’Amizour, dans la région de Vgayet, déclenche des émeutes. Ces événements coïncident avec la commémoration en Kabylie du «Printemps berbère», du 20 avril 1980. Du 25 au 29 avril 2001, des affrontements ont lieu entre la population et la gendarmerie dans toute la Kabylie. La population demande plus de justice sociale et moins de harcèlement de la part des forces de sécurité et veut que la langue berbère devienne une langue nationale et officielle *8. Ces affrontements se poursuivent jusqu’à la fin de l’année 2003 et se soldent par la mort de 128 personnes et des milliers de blessés. Suite à cette tragédie, les autorités algériennes reconnaissent le statut de langue nationale à la langue berbère. Dans le désir d’éviter les violences algériennes, le roi du Maroc, Mohamed VI, modifie la constitution du pays et fait de la langue amazighe une langue officielle. C’est la première fois que cette langue ancienne, mais toujours vivante est ainsi reconnue comme elle se doit. L’Algérie officielle imitera le Maroc quelques années plus tard, mais de manière sournoise. L’identité berbère a encore du chemin à faire pour être réhabilitée totalement ; pour les Berbères, le combat continue…
Youcef Zirem
Notes :
1 : La Bible, au Premier livre des rois, situe cet épisode sous le règne de Roboam, fils de Salomon : « La cinquième année du roi Roboam, le roi d’Égypte, Sheshonq, marcha contre Jérusalem. Il se fit livrer les trésors du Temple de Yahvé et ceux du palais royal, absolument tout, jusqu’à tous les boucliers d’or qu’avait faits Salomon »1R14 25.
2 : Histoire de la Kabylie de Youcef Zirem, éditions Yoran Embanner, 2013, 2014 et 2016
3 : Histoire des Berbères, Ibn Khaldoun, imprimerie du gouvernement, Alger, 1852.
4 : Histoire de la Kabylie de Youcef Zirem, éditions Yoran Embanner, 2013, 2014 et 2016
5 : « La Forza delle parole » de Hamza Zirem (paru aux éditions Aracne, à Rome en 2010)
6 : La crise berbère de 1949, de Abdennour Ali Yahia, éditions Barzakh et BRTV, 2014
7 : « Les Vies de Mohamed Arkoun » de Sylvie Arkoun, éditions PUF, 2014
8 : Algérie, la Guerre des ombres, de Youcef Zirem, éditions le Grip-Complexe, Bruxelles, 2002