L’histoire culturelle de l’Afrique du Nord ou « Tamazgha » est très complexe et particulière.
L’oralité de la culture nord-africaine très riche, étant une caractéristique assez importante, elle a fait l’objet de plusieurs études. Mais le but de cet article n’est pas de parler de la littérature orale et écrite de l’Afrique du Nord, ou de « culture savante » et « culture vécue », selon les termes employés par M. Mammeri, mais d’aborder celle-ci sous l’angle de la langue d’écriture de cette expression littéraire.
Ce qui interpelle le lecteur lorsqu’il s’intéresse à ce domaine, c’est la problématique de la langue dans l’expression littéraire, culturelle ou de la vie politique. Pour des raisons pratiques, nous nous cantonnerons dans cet article, à aborder uniquement le cas de l’Algérie.
En effet, à travers ses siècles d’histoire, tous les auteurs berbères ont écrit dans la langue de l’envahisseur. Pourquoi ? Pourquoi plusieurs générations d’écrivains et d’intellectuels ont choisi la langue du colonisateur pour s’exprimer dans les domaines religieux (ST Augustin), sociologique et politique (Ibn Khaldoun), littéraire (Apulée), Kateb Yacine et Assia Djebar, etc.
Cette génération d’écrivains et d’intellectuels berbères qui ont traversé les siècles sont connus pour la plupart d’entre nous.
Nous ne citerons que les plus récents et les plus connus : Jean Amrouche, Taos Amrouche, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Assia Djebar, Mohamed Dib et Rachid Mimouni. Tous ont abordé à leur manière la problématique de la langue d’écriture et la question de cette dichotomie entre l’écrit et l’oral.
À titre d’exemple, Kateb Yacine a cessé d’écrire des romans en français et s’est mis à faire du théâtre en langue arabe algérienne pour se rendre plus accessible au peuple.
Dès la fin du 19e siècle, des intellectuels algériens se sont posé la question de la revendication identitaire culturelle et linguistique en termes académiques. Parmi les pionniers nous citerons : Belkacem Bensedira, Said Boulifa ainsi que Mohamed Said Lechani. Mais ce mouvement de la quête de soi a été repris de façon bien plus importante et plus poussée par Mouloud Mammeri qui a consacré sa vie à cette reconquête identitaire linguistique et culturelle.
Dans sa présentation des travaux de M. Mammeri dans la revue Awal, Malha Benbrahim écrit : « La littérature historique algérienne dans son ensemble, se caractérise depuis les années trente par la revendication identitaire. La revendication identitaire y était évoquée soit dans son aspect ethnique, soit à travers le panégyrique des héros politiques et militaires de l’antiquité. La dimension culturelle de la berbérité était quand à elle, éludée et évacuée au profit de l’arabo-islamisme… »; Et toujours selon Malha Benbrahim, cela a conduit un glissement de la revendication identitaire vers le « mythe d’une unicité » culturelle et linguistique, qui a marginalisé et effacé la diversité et la pluralité de la culture algérienne. C’est cette dérive historique qui a nourri la forte opposition aux travaux de M. Mammeri qui représentaient la réappropriation de la dimension culturelle de l’identité algérienne.
Mammeri, en tant que dépositaire et parfait connaisseur du savoir autochtone, s’est attelé à comprendre la mise à l’écart, voire même l’effacement de la langue amazigh dans l’expression écrite en Afrique du nord.
Son inquiétude était clairement exprimée lorsqu’au colloque d’Oujda, Maroc, lorsqu’il disait : « Je voyais que dans toutes les matières qu’on apprenait, il était question de tout sauf de nous ».
Son approche historique l’a amené à faire, d’abord, une analyse critique et objective de la société berbère pour en cerner les mécanismes.
Selon Malha Benbrahim : « une rétrospective de l’œuvre M. Mammeri, ne laisse aucune équivoque. Dès sa première étude, M. Mammeri se voulait objectivement critique par rapport à la société berbère ; ce qui l’éloignait de la tendance à vénérer le passé. Cette tendance était- pour des raisons aisément perceptibles- le propre d’un grand nombre d’études menées à partir du nationalisme algérien ».
En effet, dès 1938, alors qu’il avait à peine 20 ans, M. Mammeri a écrit un article sans concession, intitulé : « La société berbère » ; article paru dans la revue Aguedal à Rabat.
Le premier paragraphe de cet article portant le titre clairement critique : « la société berbère persiste et ne résiste pas », s’ouvre comme suit :
« Les Berbères n’ont jamais formé un état, une civilisation propre.
Mais les multiples colonisateurs qui ont passés sur leur sol, des Carthaginois aux Français, en passant par les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes et les Turcs, nul ne leur a transmis sa civilisation.
D’où vient cette apparente contradiction ?
Il semble à première vue que puisqu’après vingt-cinq siècles de civilisation étrangère, les Berbères sont restés eux-mêmes, ils aient des énergies considérables à opposer à l’étranger. Mais puisque d’autre part ces énergies n’ont jamais pu se fondre en un tout harmonieux, il faut croire que quelques principes de destruction, quelques vices empêche cette synthèse.
Cette force de résistance et cette incapacité politique semblent pouvoir s’expliquer par une construction sociale particulière qui a déterminé à la longue dans les esprits une psychologie politique assez primitive ».
Mammeri identifie la structure tribale et le mode de fonctionnement de la société berbère comme étant l’une des principales causes de blocage empêchant l’ouverture et l’évolution de la société dans un mouvement de synthèse, de Syncrétisme harmonieux des apports civilisationnels extérieurs. Il écrit en l’occurrence : « Mais la famille n’est point la véritable base de la société berbère. C’est en réalité la tribu, formule d’un autre âge, très ancienne, quasi protohistorique. Le rôle des cités est prépondérant dans le travail d’unification d’une nation ».
L’autre cause et non des moindres qui se conjugue à la précédente est la multiplicité des envahisseurs durant vingt-cinq siècles. La réaction de la tribu a toujours été la même écrit, M. Mammeri : « À tous les envahisseurs ils ont opposé la tribu. Pour fonder un état, créer une civilisation, ils avaient la tribu. Mais la faiblesse capitale d’une tribu est sa trop grande uniformité. À l’intérieur d’une même tribu, il n’ya jamais qu’une seule espèce de génie, une vertu d’une sorte très particulière ».
Il ajoute que même si » la tribu peut à la rigueur suffire à fonder un empire. À l’organiser, à le perpétuer, elle s’épuise. Seule la cité peut assumer ce rôle ».
Toutes les dynasties berbères fondées sur la tribu n’ont pu former des états viables et durables dans le temps et donc à pouvoir imposer leur culture et une langue.
Mammeri constate amèrement que : « Toute l’histoire berbère est une suite de destruction, de désastres, de dynasties météores qui passent aussi éblouissante par la rapidité de leurs conquêtes que par la facilité de leur chute ».
Dans son article : « l’expérience vécue et l’expression littéraire en Algérie », M. Mammeri aborde en ces termes le statut marginal et inférieur de la langue et de la culture berbère à travers les siècles d’histoire :
« Ce statut diminué des langues populaires en face d’une langue de civilisation est, en réalité, un phénomène très ancien dans l’histoire du Maghreb tout entier. Pas seulement de l’Algérie, mais aussi de la Tunisie, du Maroc et de la Libye. En cela, l’arabe populaire n’a fait que continuer le statut qui était celui du berbère avant l’entrée de l’islam en Afrique du Nord ».
Mammeri met l’accent sur l’impact dramatique des invasions successives du Maghreb dès le début de son histoire qu’il qualifie de « malédiction historique ». Douze siècles avant Jésus-Christ les colons phéniciens ont ouvert la porte à une suite de colonisations durant de longs siècles.
Il en déduit que, » à aucun moment, l’histoire du Maghreb n’a été entièrement déterminée de l’intérieur du Maghreb ».
Il ajoute que sur le plan de la culturel et linguistique, « dès le départ, il ya toujours eu une langue officielle qui n’était jamais celle du peuple maghrébin quel qu’il fût. Déjà du temps des Phéniciens, alors que le Maghreb entier était uniquement berbère, et que, par conséquent, il y avait une unité de peuplement du Maghreb…la langue officielle même des rois numides, c’est-à-dire des rois berbères (Massinissa, Jugurtha, Makawsen et tous les autres) était le punique, c’est-à-dire la langue de Carthage. Parce que la langue punique était une langue répandue dans tout le bassin occidental de la méditerranée… ».
Cette marginalisation de la langue berbère devant la force et la puissance de la langue officielle de l’envahisseur va continuer en s’accentuant comme le précise M. Mammeri : « Cette dichotomie qui a existé avec les Phéniciens va se reproduire avec les Romains de façon plus déterminante, peut être encore plus grave. À tel point qu’au troisième siècle après Jésus-Christ, l’essentiel de la littérature latine a été écrit par les Berbères. Des Berbères qui étaient berbères de naissance et qui parlaient berbère chez eux, mais dès qu’ils devaient écrire quelque chose l’écrivaient en Latin…le plus connu d’entre eux était Saint-Augustin. La mère de Saint-Augustin, Sainte Monique, parlait le latin, mais mal ; cependant elle parlait très bien le berbère…St Cyprien était berbère, Tertullien était Berbère. Arnobe, Lactance, Fronton, Apulée étaient tous berbères ».
Le phénomène s’est ainsi reproduit et avec force avec l’arrivée de la langue arabe porteuse du message sacré de l’islam, mais aussi avec le français par la suite.
Tout au long de son histoire, jusqu’à nos jours, il ya eu cette dichotomie entre langue savante écrite et langue vécue, populaire non écrite. Même si aujourd’hui l’Afrique du Nord est indépendante et la langue amazighe a gagné la place de langue officielle en Algérie, elle reste marginale et la faiblesse de la production littéraire en langue amazighe n’aide pas à la sortir de son ghetto.
Les causes de sa marginalisation ne tiennent pas seulement au fait des siècles de colonisations successives de l’Afrique du Nord.
Un travail de longue haleine doit être fait pour lui donner la place qu’elle mérite.
Samiha BELARIBI
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