Crise algérienne : pour Paris, « ni ingérence ni indifférence »
Le dossier est une « priorité absolue », mais la France craint d’être accusée de soutien au régime si elle se tait ou d’interférence si elle prend position.
Il y a en diplomatie différentes formes de silence. Très prudentes, plutôt embarrassées et inquiètes face à de possibles violences des forces de l’ordre ou des manifestants qui depuis plusieurs jours défilent dans toute l’Algérie contre un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, les autorités françaises font profil bas.
« On sait que tout ce que l’on dit sera scruté à la loupe et surinterprété », reconnaît un haut diplomate français tout aussi conscient des défis de cette crise que de l’ampleur des contentieux, y compris mémoriels, entre la France et son ex-colonie. Ce mutisme au plus haut niveau n’empêche pas Paris de lancer des signaux explicites sur le fait que la situation algérienne est suivie « de très près ».
Le président Emmanuel Macron a parlé longuement au téléphone avec l’ambassadeur de France à Alger, Xavier Driencourt, venu à Paris mercredi 27 février pour s’entretenir avec le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui a fait part de sa « grande vigilance ». La situation algérienne a été évoquée le même jour au conseil des ministres.
« C’est au peuple algérien et à lui seul qu’il revient de choisir ses dirigeants, de décider de son avenir, et cela dans la paix et la sécurité », a déclaré le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, faisant le « vœu » que la présidentielle du 18 avril réponde « aux aspirations profondes » de la population algérienne. « Partout ailleurs ou presque, ce serait une lapalissade. Mais aux yeux d’un pouvoir algérien traditionnellement très susceptible voire paranoïaque, une telle déclaration signifie prendre le parti de la rue », relève une spécialiste de la politique maghrébine.
« Observation active »
Le porte-parole du gouvernement était-il conscient de la portée de tels propos, en théorie soigneusement pesés ? « Nous sommes sur une étroite ligne de crête : ni ingérence ni indifférence », explique-t-on au Quai d’Orsay. Ne rien dire, c’est être accusé de soutenir le régime et l’actuel statu quo, mais toute prise de position publique sera dénoncée comme une ingérence de l’ex-colonisateur.
La diplomatie française marche donc sur des œufs tout en reconnaissant l’importance du dossier. « C’est aujourd’hui une priorité absolue de notre politique étrangère, car ce qui se passe en Algérie est un enjeu tout à la fois français, régional et international », souligne l’Élysée, évoquant « une politique d’observation active ».
Emmanuel Macron connaît le pays. En tant que ministre de l’économie lors de la présidence de François Hollande, il avait eu plusieurs fois l’occasion de s’y rendre dans le cadre du Comité mixte économique franco-algérien, l’instance qui chapeaute les relations économiques entre les deux pays. Né après la fin de la guerre d’Algérie, le chef de l’État entend aussi être celui qui va tourner la page des contentieux mémoriels. Lors de sa visite à Alger pendant sa campagne électorale, il n’avait pas hésité à qualifier la colonisation de « crime contre l’humanité ».
Lors de la visite « de travail et d’amitié » effectuée à Alger en décembre 2017, M. Macron avait aussi pu constater, lors d’un bain de foule, le grand désespoir de la jeunesse algérienne – la moitié des 44 millions d’Algériens a moins de 20 ans – et ses désirs de franchir la Méditerranée pour venir en France. « J’ai vu trop de jeunes qui m’ont simplement demandé un visa, un visa n’est pas un projet de vie », avait-il alors déclaré qui avait dû renoncer à la visite d’État promise en 2018 pour des questions d’emploi du temps.
Les autorités françaises redoutent que les manifestations ne dégénèrent en une révolte incontrôlée contre le régime. Elles sont préoccupées par l’incapacité des différents clans au pouvoir qui s’entre-déchirent à se mettre d’accord sur un candidat de compromis plus crédible qu’un Abdelaziz Bouteflika impotent depuis l’AVC qui l’a frappé en 2013.
Or, une déstabilisation de l’Algérie aurait des conséquences importantes. En politique intérieure, alors qu’il y a une forte communauté d’origine algérienne en France. Et sur le terrain économique, car les échanges entre les deux pays représentent quelque 5 milliards d’euros et l’Algérie fournit 10 % du gaz naturel importé par la France.
L’enjeu sécuritaire est tout aussi crucial y compris dans la lutte contre le djihadisme au Sahel. Avec son immense frontière de plusieurs milliers de kilomètres avec le Mali, le Niger et la Libye, l’Algérie est un acteur-clé, même si elle fait aussi l’objet de suspicions de double jeu avec certains groupes djihadistes.
« La question est moins celle de l’aide de l’Algérie sur laquelle on ne peut pas vraiment compter que celle de sa neutralité et le fait qu’elle ne nous mette pas des bâtons dans les roues », confie une source proche du dossier. Cette dernière s’inquiète de nouvelles incertitudes alors même que l’opération militaire française « Barkhane » (4 500 militaires), confrontée à la difficile montée en puissance de la force africaine du G5 Sahel (Mauritanie, Tchad, Mali, Niger, Burkina), piétine.
Marc Semo
Source : Le Monde