L’auteur de l’important ouvrage « Sortir du chaos » * décrypte l’attentat de Strasbourg et le replace dans la situation d’ensemble du terrorisme djihadiste en France.
Question. – L’auteur présumé de l’attentat de Strasbourg, Chérif C., est à la fois fiché S radicalisé et braqueur de banques. Cela vous surprend-il ?
Gilles KEPEL. – Le terroriste présumé présente des caractéristiques assez communes dans ce milieu : l’hybridation entre le djihadisme et la grande délinquance. C’était le cas de beaucoup de Français en Syrie, qui ont souvent eu des fonctions importantes dans l’État islamique, soit dans les services de sécurité de Daech, soit en tant qu’émirs militaires sur le front. Ce profil est également emblématique des terroristes islamistes qui ont frappé le territoire français ces dernières années au carrefour entre la délinquance, le salafisme et la prison. On touche ici la difficulté éprouvée par notre système carcéral pour gérer le djihadisme afin de maintenir la paix sociale en prison. D’une part, les islamistes condamnés avant les vagues d’attentats de 2015-2017 vont être libérés rapidement dans la mesure où les peines étaient alors plus légères qu’elles n’ont été depuis. Ils vont se retrouver dans le circuit avec de possibles nouveaux passages à l’acte. D’autre part, les conditions d’incarcération font qu’un certain nombre de braqueurs issus de quartiers « sensibles », quand ils retrouvent derrière les barreaux des amis passés par la Syrie, se convertissent facilement au djihadisme. Ils y voient une justification à leurs actions et la possibilité d’utiliser leur violence dans une perspective qui leur garantira le paradis et la rédemption dans l’au-delà à partir du moment où leurs cibles sont des « infidèles » ou des « apostats ». Le problème est que l’Administration pénitentiaire n’a toujours pas arbitré entre deux choix : soit le suivi des individus dans des quartiers réservés, ce qui peut conduire à créer des contre-pouvoirs en prison et à bousculer le rapport de force entre détenus et administration ; soit le mélange de ces djihadistes avec les détenus de droit commun au risque d’exposer ces derniers au même endoctrinement, ce qu’on privilégie aujourd’hui.
Le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur a invité « à la plus grande prudence » en ce qui concerne la qualification terroriste des faits.
« C’est un individu connu pour beaucoup de délits autres que liés au terrorisme », a précisé Laurent Nuñez.
C’est un peu le débat qu’il y a eu ces dernières années. Est-ce que l’on considère que le djihadisme est une chose superficielle et passagère et qu’il y a simplement une islamisation de la radicalité ? C’est cette thèse que l’Administration pénitentiaire a longuement retenue en d’une ville dans laquelle le nombre de fichés S est particulièrement important. Il y a également eu des départs de familles entières et de bandes entières des quartiers « sensibles » de la métropole alsacienne vers l’État islamique et déjà plusieurs condamnations dans des procès récents. Enfin, pour les islamistes, la fête de Noël qui approche est impie. On se souviendra qu’il y a deux ans, à Berlin, le 19 décembre 2016, c’est un marché de Noël qui avait été visé par le terroriste Anis Amri lors d’une attaque au camionbélier. Cela n’a rien d’un hasard.
Plus d’un an après la chute de Raqqa, la question du terrorisme n’est donc pas derrière nous ?
La chute de Raqqa, il y a un peu plus d’un an, a eu un effet déstabilisant sur la mouvance djihadiste, qui s’était habituée à une coordination des attentats depuis l’État islamique. On percevait un flottement en termes de mode opératoire. En revanche, aussi bien sur les forums qu’à travers les retours des entretiens effectués en prison, on pouvait voir qu’il n’y avait aucun recul sur le plan idéologique. Au contraire. Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », on a pu voir que les sites djihadistes qui émettent depuis la Syrie, où il reste plusieurs centaines de Français, ont multiplié photos et commentaires sur les manifestations en France. Il semble que ces événements leur ont donné une forme de courage après l’abattement dans lequel les avait placés la chute de Raqqa. Pour eux, c’est le signe que la société française a des faiblesses et des failles profondes dans lesquelles il est possible de se glisser.
Vous êtes l’auteur d’un livre intitulé La Fracture. Celle-ci est-elle plus béante que jamais ?
On a observé une possible coïncidence entre deux groupes sociaux différents : d’une part, les classes moyennes inférieures « blanches » paupérisées incarnées par les « gilets jaunes » ; et d’autre part certains jeunes des banlieues « sensibles » qui ont profité des manifestations pour commettre des exactions et des pillages et s’adonner à la crémation de voitures, comme lors des émeutes de 2005. C’est de l’agrégation des différentes fractures que naît le chaos auquel la société française est confrontée. Cela crée un espace de violence sociale, de perte d’emprise du pouvoir politique qui offre une opportunité aux djihadistes et qui leur permet d’agir sans logistique et infrastructure lourde. Ce chaos est aussi lié au système international, en particulier celui du Moyen-Orient. Il faut se souvenir que le soulèvement des « gilets jaunes » est parti d’une augmentation insupportable du prix du carburant liée aux taxes, mais aussi aux fluctuations du marché pétrolier. La situation politique et sociale dans toute l’Europe a aussi été marquée par la révolte des classes populaires paupérisées à la suite des gigantesques flux migratoires causés par les guerres civiles qui ont suivi les printemps arabes. C’est ce qui a rendu possible la percée de Salvini en Italie ou l’émergence de l’AfD en Allemagne. À travers le mouvement des « gilets jaunes » se dessine une alliance entre populisme de gauche et populisme de droite. Ce phénomène n’a pas encore de traduction politique parce que les « gilets jaunes » n’arrivent pas à faire émerger un leader et aussi bien Mélenchon que Marine Le Pen ne parviennent pas à récupérer le mouvement. Mais si la situation de chaos se prolonge et que l’islamisme djihadiste devient un adjuvant à ce chaos et permet de le cristalliser, on peut craindre que les élections européennes de 2019 ne se traduisent par une montée en puissance spectaculaire des extrêmes qui prendrait en tenailles les partis de gouvernement.
*« Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient », de Gilles Kepel (Gallimard, 2018,
528 p., 22 €).
Propos recueillis par Alexandre Devecchio
Source : Le Figaro