Que se passe-t-il en Algérie ? On se pose la question. Je l’entends sur tous les médias. Que ne dit-on pas ! Moi, j’aurais simplement répondu qu’il ne se passe rien, c’est la routine, la guerre continue, toujours la même, avec ses mystères et ses douleurs, et des trahisons à la pelle. Avec les mêmes acteurs, et quelques nouveaux par-ci par-là. C’est un peu « Games of Thrones ». Le vieux président qui refuse de mourir et de céder la place au suivant pour de nouvelles aventures. Il veut s’éteindre au sommet de l’État, dans la lumière des projecteurs et le faste des obsèques royales, pas sur le plancher des vaches, parmi la plèbe, il est Fakhamatouhou, Sa Grandeur, Bouteflika Akbar. La hiérarchie militaire le soutient malgré tout, elle s’est habituée à ses caprices de mauvais garçon, il est son bouclier, son paratonnerre, son fusible mais aussi le liant entre les différents clans de l’armée, le point d’équilibre du fléau. Le peuple, lui, s’ennuie de le voir balayer le monde de son regard absent et baver sur son jabot sans rien dire sur les mille et un cancers qui rongent le pays. La misère et la guerre, il en a marre, il veut que ça change, mais il ne sait pas à qui le demander, à Allah, aux dirigeants ou à lui-même. Il balance, la confiance manque dans sa démarche. Je croyais qu’on savait tout cela depuis l’été 1962, lorsque l’Armée de libération nationale (ALN), bras armé du Front de libération nationale (FLN), élimine la concurrence, s’empare du pouvoir et, dans l’enthousiasme de l’indépendance, entreprend de mener une guerre systématique contre le peuple et, à vrai dire, contre le monde entier, sauf la Suisse, qui héberge le trésor des dictateurs, et la Russie, qui lui fournit armes, munitions et modes d’emploi. C’est cette guerre, sordide mais riche de suspenses et de rebondissements, qui se poursuit d’année en année, d’élection en élection, chaque saison et chaque épisode ayant évidemment son originalité propre, mais dans l’uniformité d’ensemble, si je puis dire.
Le scénario est immuable comme dans toute bonne série à succès : le collège des généraux invincibles prend un péquin pas trop vilain de sa personne et le nomme président de la République. Le peuple qui ne voit pas de malice à cela vote à 98 % pour l’heureux désigné. La propagande militaire lui a taillé un CV de choix, grand nationaliste, héros de la guerre de libération, amoureux du peuple, homme intègre… Applaudissements. On fête la nouvelle ère, elle sera radieuse. Mais voilà que, après deux cérémonies fastueuses et trois bains de foule, le péquin se prend à croire à sa chance et veut être un président à 100 % qui décide seul de la vie et de la mort de qui il veut, à commencer par ceux qui lui ont offert le poste, le gîte et le couvert, pour quelques mandats, voire à vie s’il comprend bien les choses. Le monde arabo-musulman est ainsi, le chef est le chef, sinon il n’est rien, une femmelette.
Le jour de sa nomination, en 1999, Bouteflika a dit qu’il n’était pas question pour lui d’être un trois-quarts de président. L’homme a une haute idée de lui-même, il a ses états de service et les rappelle à tout bout de champ. Vingt ans plus tard, à force d’intrigues et de corruption, il a tout le pouvoir, mais plus de santé pour en profiter. Problème pour tous. Comment remplacer un phénomène pareil ? Il faut du temps. La foule s’impatiente. L’argent manque, le pétrole se vend mal, la famine arrive. Les islamistes sont à l’affût, prêts à un nouveau djihad, ils n’ont pas fait que prier ces vingt dernières années. L’Occident, qui n’est plus le gendarme du monde, s’inquiète, les guerres du Sud arrivent toutes chez lui avec armes et bagages. Il n’en peut plus de surveiller les frontières. Il faut des murs en acier. En attendant, tout le monde attend. Suspense.
Qui y a-t-il de nouveau pour qu’on parle tant aujourd’hui de la série algérienne, et ce dans tous les pays ? C’est la peur, quoi d’autre. Il y a dans l’air un je-ne-sais-quoi qui donne à penser aux téléspectateurs que la série va bientôt s’arrêter. On se pose des questions devant sa télé, pendant que le générique défile sur une musique d’épopée. Plus d’argent, la fatigue des acteurs, l’usure des choses, le danger de l’addiction et, pire, celui de voir la fiction se transformer en réalité ? Tout ça à la fois. C’est vrai que 57 années à voir cette série, c’est fou. Arrêtez donc la télé et sortez dans la rue, c’est là que ça se passe ! La guerre continue. Elle pourrait bien cette fois s’achever en apothéose et entrer dans la légende.
Par Boualem Sansal
Source : Le Parisien