Les dessous de l’enquête du “Spiegel” sur l’affaire Ronaldo
En avril 2017, Der Spiegel avait déjà révélé “le secret de Cristiano Ronaldo”. Huit ans plus tôt, en juin 2009, une jeune Américaine, 24 ans à l’époque, s’était ainsi rendue à la police de Las Vegas, accusant “un joueur de football célèbre” de l’avoir sodomisée de force dans une chambre d’un grand hôtel de la ville. Un examen médical avait été pratiqué, révélant des lésions.
À l’époque, la victime présumée craignait d’être “humiliée publiquement” et de subir des mesures de “rétorsion” si elle donnait le nom de la star mondiale, alors joueur du Real Madrid.
Selon les documents de l’hebdomadaire allemand, un accord financier avait ensuite été passé entre Kathryn Mayorga et Cristiano Ronaldo. Ce dernier lui aurait versé 375 000 dollars [325 000 euros] en échange de son silence absolu sur cette affaire et de l’abandon de toute poursuite.
Mais, aujourd’hui, Kathryn Mayorga s’est décidée à parler et a porté plainte contre Cristiano Ronaldo, qui évolue désormais au club de la Juventus Turin. Elle a choisi Der Spiegel pour témoigner. À cette occasion, le journal de Hambourg a publié samedi une nouvelle enquête très détaillée, en révélant de nouveaux documents. Cristiano Ronaldo a dénoncé une fake news [fausse nouvelle].
Journaliste au service des sports du Spiegel, Christoph Winterbach est l’un de ceux qui ont mené cette investigation. Il répond aux questions de Courrier international.
Courrier international : Comment Der Spiegel a-t-il mené cette enquête ?
Christoph Winterbach : C’est au début de l’année 2017 que tout a commencé. Dans les millions de documents des Football Leaks – la plus grande fuite de données dans l’histoire du sport – nous avons trouvé des traces de cet incident à Las Vegas. Et je crois que la première chose que nous avons trouvée, c’est cette lettre que Kathryn Mayorga a écrite à Cristiano Ronaldo [où elle raconte ce qui s’est passé]. C’est une lettre très émouvante et explicite. C’était intrigant, et nous voulions en savoir plus.
Nous avons commencé à creuser. D’abord, pendant plusieurs semaines, dans notre base de données, pour trouver tous les documents liés à cette histoire. Pour exploiter les Football Leaks, nous avons une pièce fermée avec un réseau en circuit fermé (non relié à Internet) pour empêcher toute intrusion, car ce sont des informations sensibles.
Le plus gros morceau fut la deuxième partie de l’enquête : trouver d’autres sources, et essayer de parler à des gens. Mais ce fut très difficile car ni Kathryn Mayorga ni Cristiano Ronaldo ne voulaient nous parler. Deux membres de notre équipe sont partis à Las Vegas pour essayer de mieux comprendre ce qui s’était passé ce jour-là, en 2009.
C.I. : Vous avez révélé l’affaire en 2017, mais il n’y a pas eu de suites…
C.W. : J’ai été surpris que l’affaire n’ait pas pris beaucoup d’ampleur. C’est pourtant l’une des plus grandes stars de football dans le monde, donc on savait que c’était une énorme affaire.
Mais notre plus grand problème était que nous avions une victime présumée qui ne voulait même pas nous parler. Et Cristiano Ronaldo ne voulait pas nous parler non plus. Sans compter que l’histoire remonte à plusieurs années. Donc les autres médias ont eu du mal à reprendre nos révélations.
Un autre problème est lié au journalisme sportif. Je suis un journaliste sportif : quand un journaliste sportif lit cette histoire et qu’il va au prochain match du Real Madrid, où Cristiano Ronaldo joue à l’époque, il pourrait l’interroger dans la zone mixte après le match. Mais, à ma connaissance, personne ne l’a fait. C’est vraiment étrange pour moi.
Pour nous au Spiegel, le journalisme sportif, ce n’est pas que donner les scores et commenter des matchs.
C.I. : Dans cette affaire, qu’est-ce qui a changé depuis l’an dernier ?
C.W. : Beaucoup de choses. Tout d’abord, nous avons toujours continué à essayer d’entrer en contact avec Kathryn Mayorga, qui avait certainement lu nos premiers articles, qui, comme ceux de cette année, avaient été traduits en anglais.
Quelques mois plus tard, le mouvement #MeToo de dénonciation de violences sexuelles a aussi débuté. Kathryn Mayorga a dit que cela l’avait encouragée à parler. Elle a toujours douté, pensant que cela avait pu être une mauvaise décision de signer cet accord financier qui exigeait son silence en contrepartie. Elle a toujours eu le sentiment qu’elle n’avait pas obtenu justice, et selon elle et ses proches elle en a beaucoup souffert psychologiquement, pendant des années.
Finalement, elle a pris un nouvel avocat, qui lui a dit que cet accord n’était pas valide car elle l’avait signé alors qu’elle était traumatisée. Et donc elle a choisi de nous parler, mais il a fallu du temps pour que la confiance s’installe de part et d’autre. Car nous aussi nous prenions un risque en acceptant de publier son témoignage.
C.I. : Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour mener cette enquête ?
C.W. : Il faut être certain de ce que vous publiez. C’est un véritable travail d’équipe avec des gens qui ont chacun leurs compétences. Sept personnes ont signé l’article, mais il y avait beaucoup plus de journalistes impliqués.
Par exemple, les journalistes du service de fact-checking [vérification des faits], qui travaillent sur tous les articles publiés dans Der Spiegel. Vous allez vous asseoir avec eux. Ces gens vérifient chaque mot de ce que vous avez écrit, et vous devez tout justifier auprès d’eux avec vos sources et vos documents. Ils sont très stricts, mais c’est nécessaire.
Il faut aussi passer par le service juridique, une étape essentielle dans ce genre d’affaires. Il faut également réussir à écrire quelque chose de digeste et d’intéressant pour le lecteur, même si l’histoire est complexe.
C.I. : Quels échanges avez-vous eus avec les conseillers de Cristiano Ronaldo ?
C.W. : Avant de publier cette enquête, nous avons écrit un long e-mail à Cristiano Ronaldo et ses avocats leur disant que nous allions sortir un article sur cette affaire. Nous leur demandions de commenter les citations et de répondre à nos questions.
On leur a donné du temps pour répondre. Ils nous ont juste répondu qu’ils ne feraient aucun commentaire. Et un de ses avocats a menacé de nous poursuivre si nous publiions l’article.
En 2017 déjà, le jour même de la sortie de notre premier article, les conseillers de Cristiano Ronaldo avaient publié un communiqué, en niant tout catégoriquement, et en qualifiant notre article de “journalisme fiction”.
Dans ce communiqué, ils niaient des choses dont nous avions pourtant les preuves. Résultat, dans certains journaux, les titres étaient devenus : “Ronaldo démolit les allégations du Spiegel”. Si vous êtes un fan de football et que vous tombez là-dessus, vous vous dites que tout est là et qu’il n’y a pas besoin d’en lire davantage.
C.I. : La publication de votre enquête cette année a-t-elle un impact différent par rapport à l’an dernier ?
C.W. : C’est complètement différent. Aujourd’hui, les médias nous reprennent partout. Cela s’explique parce que Kathryn Mayorga parle, et parce qu’elle a porté plainte contre Ronaldo.
Et nous avons cette fois-ci publié aussi un nouveau document qui met en doute les dénégations de Cristiano Ronaldo. Il s’agit de sa première version des faits qu’il avait écrite à ses avocats, dans laquelle il dit que Kathryn Mayorga lui a dit “non” plusieurs fois, et qu’elle lui a demandé d’arrêter. Dans sa deuxième version, plus tard, Cristiano Ronaldo dit que la relation sexuelle était consentie.
Au Spiegel, nous ne disons pas qui il faut croire. Nous disons juste que ce que nous avons écrit est exact, et que vous avez à vous faire votre propre idée sur qui croire. Seules les autorités compétentes peuvent ensuite juger.
C.I. : Le journalisme d’investigation a donc un avenir…
C.W. : L’investigation est devenue un luxe pour les médias ces dernières années. Cette enquête sur Cristiano Ronaldo a coûté très cher, elle a mobilisé beaucoup de gens pendant longtemps. Et vous ne savez jamais : parfois, les enquêtes aboutissent, parfois non.
Mais le journalisme d’investigation est essentiel. J’ai 29 ans, et je suis très reconnaissant d’être assis ici dans les locaux du Spiegel à Hambourg, qui, en soixante-dix ans d’existence, est peut-être le média qui a fait le plus d’enquêtes en Allemagne. Beaucoup de puissants ont dû rendre des comptes après nos révélations, alors qu’ils n’auraient jamais pensé devoir en rendre.