Par BOUZID AMIROUCHE
Le 17 octobre 1961 constitue l’une des pages les plus sombres et tragiques de l’histoire contemporaine de la France et de ses relations avec l’Algérie. Ce jour-là, en pleine guerre d’indépendance algérienne, des milliers d’Algériens manifestèrent pacifiquement dans les rues de Paris pour dénoncer un couvre-feu discriminatoire visant uniquement les « Français musulmans d’Algérie », instauré par le préfet de police Maurice Papon. La répression qui s’ensuivit fut d’une violence inouïe, marquant un tournant tragique dans l’histoire des relations franco-algériennes.
Un massacre occulté, une mémoire réprimée
La répression, d’une brutalité inédite, aboutit à l’arrestation de plus de 14 000 manifestants. Déportés vers des centres de détention improvisés, tels que le Palais des sports ou le stade Pierre-de-Coubertin, les Algériens furent entassés, battus, affamés, et privés de soins. Ce traitement inhumain illustrait une déshumanisation systématique des populations coloniales, une violence d’État qui avait ses racines dans les pratiques coloniales en Algérie. Au-delà des arrestations massives, plusieurs centaines de manifestants furent exécutés sommairement ou jetés dans la Seine.
L’historien Gilles Manceron décrit cet événement comme un « massacre d’État » soigneusement occulté pendant des décennies. Il rappelle que les consignes données aux forces de police par Maurice Papon étaient claires : aucune limite dans la répression. La mémoire collective fut délibérément effacée, une amnésie orchestrée pour éviter de reconnaître la responsabilité de l’État dans ces violences. Pendant longtemps, le massacre du 17 octobre 1961 n’existait que dans la mémoire des victimes et des témoins directs, étouffé par la censure médiatique et l’absence de reconnaissance officielle.
La question mémorielle : un enjeu contemporain
Le silence entourant ce massacre n’a été que partiellement brisé au fil des décennies. En 2012, François Hollande évoqua pour la première fois la « tragédie » du 17 octobre, sans toutefois reconnaître un crime d’État. Emmanuel Macron, lors de sa campagne présidentielle, avait quant à lui reconnu la colonisation comme un « crime contre l’humanité ». En 2018, il réitéra son engagement à regarder en face cette histoire douloureuse en déclarant : « Le 17 octobre 1961 fut le jour d’une répression violente de manifestants algériens ». Cependant, malgré ces gestes, la reconnaissance officielle reste incomplète.
L’occultation du massacre par les autorités françaises, analysée par des historiens comme Fabrice Riceputi dans Ici on noya les Algériens, trouve encore des échos dans les tensions mémorielles actuelles. Le contrôle au faciès, qui cible de manière disproportionnée les populations d’origine maghrébine, rappelle les méthodes de la guerre d’Algérie. Cette violence institutionnelle contemporaine est en grande partie héritée du racisme structurel qui imprégnait la politique coloniale et postcoloniale française.
L’art comme outil de mémoire
Face à l’absence de reconnaissance politique, la mémoire du 17 octobre 1961 a aussi trouvé une résonance à travers l’art. Le rappeur Médine, dans son morceau 17 Octobre, incarne la voix d’un Algérien manifestant à Paris ce soir-là :
« 17e jour du mois d’octobre, le FLN a décidé de mettre fin à l’opprobre. En effet, le journal de la veille titrait : « Couvre feu recommandé pour les immigrés ». Non ! La réaction ne s’est pas faite attendre ; Algériens de France dans les rues, nous allons descendre Protester contre leurs lois discriminatoires Investissons leurs ponts et leurs centres giratoires Embarqués dans un cortège pacifique, nous réclamons justice pour nos droits civiques Mais la police ne l’entend pas de cette oreille En cette période nous sommes un tas de rats rebelles. »
Ses paroles dénoncent les violences subies par les manifestants et dressent un parallèle avec les luttes contemporaines contre les discriminations et les injustices. Cet art militant contribue à maintenir vivante la mémoire de cette nuit tragique, tout en soulignant l’importance de la justice pour les luttes actuelles.
La photographie militante joue également un rôle clé dans la transmission de cette mémoire. Une image frappante prise en 1961 par Jean Texier montre l’inscription « Ici on noie les Algériens », inscrite sur les quais de la Seine. Bien que cette photo ait été censurée à l’époque, elle est devenue un symbole puissant de la répression et de l’occultation des crimes d’État. Ce graffiti aurait été imaginé par le dramaturge Arthur Adamov, actif dans les mouvements de soutien à l’indépendance algérienne, soulignant la dimension artistique et engagée de la dénonciation.
Vers une réconciliation par la mémoire
La pleine reconnaissance du massacre du 17 octobre 1961 reste cruciale pour envisager une réconciliation durable entre la France et ses citoyens d’origine algérienne. Les historiens, tels que Jean-Luc Einaudi, dont l’ouvrage La Bataille de Paris fut pionnier dans la révélation des faits, ont joué un rôle clé dans l’émergence d’une mémoire plurielle. Cette démarche historique est nécessaire pour que les blessures laissées par le passé colonial puissent enfin être pansées.
Le chemin vers une véritable réconciliation passera par une confrontation honnête avec ce passé refoulé. Cela implique non seulement la reconnaissance des faits, mais aussi une réflexion profonde sur les héritages coloniaux qui continuent de structurer la société française. Aujourd’hui encore, la mémoire du 17 octobre 1961 résonne avec les luttes contemporaines contre les discriminations et les violences policières. En reconnaissant pleinement cette tragédie, la France pourrait amorcer un processus de justice et de vérité, essentiel pour apaiser les tensions mémorielles et sociales.