On a colonisé, avec des bibles dans les poches et des fusils dans les mains. On est venus « civiliser », traduisez : prendre l’or, briser les peuples, imposer la langue du maître, découper des frontières comme on découpe un steak dans l’assiette du dimanche.
On a construit des chemins de fer qui menaient toujours vers le port, jamais vers l’école. Puis on a planté des drapeaux, on a gravé nos noms sur des statues, on a élevé des monuments aux « grands hommes »… et on a oublié les morts sans sépulture.
Et puis, au fil des décennies, on s’est planté. Spectaculairement. Échec moral, faillite humaine, karma historique. Le siècle a changé, les colonies sont devenues des pays indépendants – sur le papier. On a remis les clés du sous-sol (mais pas les ressources), on a gardé la langue, les contrats, les dettes. On a fait mine de partir mais on a laissé nos banques, nos ONG, nos bases militaires. On a troqué les bottes contre les briefcases. C’est plus discret.
Alors oui, on s’est planté. L’histoire nous jugera. Ou plutôt, elle a déjà commencé à le faire – dans les musées, dans les rues où tombent les statues, dans les manuels qu’on réécrit à la hâte avant que les enfants ne posent trop de questions. On pleure maintenant les blessures qu’on a infligées, on finance quelques bourses, on restitue deux ou trois masques sacrés… emballés dans du papier bulle. De temps en temps, on dit « pardon », mais jamais sur un ton assez fort pour être entendus au fond du Sahel ou des banlieues.
Mais… vous, descendants des colonisés, enfants des oubliés, qu’avez-vous fait ?
Avez-vous simplement hérité du traumatisme ou en avez-vous fait un levier ?
Avez-vous revendiqué vos racines ou laissé la mémoire s’effriter à la lumière bleue des écrans ?
Avez-vous construit des futurs ou répété les échecs postcoloniaux en boucle, comme un vieux disque rayé ?
Parce que l’indépendance sans conscience est un héritage en solde. Et l’autodétermination ne se télécharge pas sur TikTok.
Le vrai danger aujourd’hui, ce n’est plus le colon blanc à casque rond. C’est l’oubli.
L’oubli des luttes, l’oubli de l’humiliation, l’oubli que l’Histoire, si on ne la confronte pas, recommence.
Et dans ce monde globalisé, ubérisé, numérisé, on peut très bien être colonisé par des algorithmes, par des dettes, par des modèles économiques légués par l’ancien maître — mais brandis aujourd’hui par de nouvelles puissances aux visages plus polis.
La planète est un village, dit-on. Mais quel genre de village ? Un où les anciens racontent encore l’histoire sous le baobab, ou un où la jeunesse défile sur Instagram pendant que la mémoire s’évapore comme un tweet mal liké ?
Alors non, cette chronique n’est pas une confession. C’est un miroir.
Regardez bien. On a colonisé, on s’est planté… et vous, vous avez fait quoi ?
Vous avez hérité de terres pillées, de langues fracturées, d’identités bricolées entre deux continents, et pourtant… certains d’entre vous ont relevé la tête. D’autres l’ont baissée pour éviter de regarder le vide qu’on leur a laissé. Et beaucoup se débattent dans une double injonction : être fiers d’un passé volé et performants dans un présent programmé par d’autres.
Vous avez été des statistiques dans les rapports d’ONG, des sujets de thèse dans les universités du Nord, des images dans les clips de sensibilisation. On vous a dit que vous étiez « résilients », ce mot anesthésiant qu’on balance quand on ne veut pas dire « abandonnés ».
Et maintenant que le monde tient dans une poche, que les continents se parlent en visio et que les luttes se mènent par hashtags interposés, que faites-vous de cette mémoire ? Est-elle un carburant ou un fardeau ?
Faites-vous de la décolonisation un projet politique ou un décor Instagram ?
Rêvez-vous d’un avenir en propre ou d’un visa pour ailleurs ?
Mais attention, cette chronique n’est pas un procès. Ni des colonisateurs, ni des colonisés. Elle est un rappel brutal que personne n’échappe à l’Histoire, même en 5G.
Parce qu’en 2025, la colonisation n’est plus qu’un fait historique : c’est une matrice.
Elle a codé les privilèges, les douleurs, les systèmes d’éducation, les flux économiques, les récits officiels.
Elle est dans les algorithmes qui décident quelles vies valent d’être vues, dans les brevets déposés sur des plantes sacrées, dans la monnaie encore imprimée à Paris. Elle est dans les regards soupçonneux à la douane, dans les CV écartés au prénom trop exotique, dans les ONG qui distribuent des moustiquaires sans jamais écouter les rêves.
Et pourtant… il reste une chance.
Une chance d’en faire autre chose. De transformer la mémoire en puissance, la colère en conscience, les cicatrices en cartographie d’avenir. Il faut pour cela du courage, pas seulement pour dénoncer, mais pour créer. Pas seulement pour se souvenir, mais pour bâtir du nouveau.
Ce n’est pas une page à tourner, c’est un livre à réécrire ensemble — dans toutes les langues, avec toutes les mémoires, même les plus inconfortables.
Alors oui, on a colonisé, on s’est planté. Et vous, vous avez fait quoi ?
Ferez-vous mieux ?
Ferez-vous autrement ?
Ferez-vous ensemble ?
Parce qu’au final, comme le disait Mandela, « l’histoire ne nous juge pas sur les épreuves que nous avons subies, mais sur la manière dont nous avons choisi de les surmonter. »
Et ça, c’est une question qui ne se sous-traite pas.
Epilogue ; Alors que l’Histoire tangue entre oublis stratégiques et mémoires blessées, entre statues déboulonnées et récits recomposés, une vérité demeure : on ne peut pas réparer l’avenir sans affronter le passé. La colonisation n’est pas une parenthèse fermée, c’est un fil rouge qui traverse encore nos économies, nos imaginaires, nos frontières et nos silences.
Mais ce fil, chacun peut choisir de le tordre, de le rompre ou d’en faire une corde solide pour relier, pour élever, pour transmettre autrement.
Parce qu’au fond, la véritable décolonisation ne se décrète pas — elle se construit, mot après mot, acte après acte, génération après génération. Elle commence quand on cesse de désigner des coupables pour enfin partager des responsabilités.
« Ils ont tenté de nous enterrer. Ils ne savaient pas que nous étions des graines. »
— Proverbe mexicain
Dr A. Boumezrag