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Maroc : 2017, l’année des records des détentions

“L’Etat n’a jamais rompu avec les méthodes répressives, la détention politique, la préfabrication des accusations, le verrouillage du champ politique par les interdictions, et la confiscation des libertés”.

RAPPORT – “Beaucoup de militantisme et autant de déceptions”. Le président de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), Ahmed El Haij, parle d’un combat pour une cause perdue. En présentant le rapport annuel de l’association pour l’an 2017 et début 2018, dans une conférence de presse organisée ce jeudi 1er novembre, le militant exprime à la fois regret et préoccupation. “Nous avons, au Maroc, un réel problème avec le concept du pouvoir! Tant que ce dernier se traduira par l’abus en tout genre et au dessus de toutes les lois et tous les principes, la réforme est impossible”, déclare-t-il. Et d’estimer que le Maroc vit “une simulation d’ouverture” que trahit la réalité de l’état des lieux où des acquis sont remis en question et les droits des citoyens bafoués à travers les régions. “2017 est la pire de toutes et à tous les niveaux”, estime pour sa part le secrétaire général de l’AMDH Taïb Madmad.

L’année des records des détentions

Pour l’AMDH, le procès des militants du Hirak du Rif sert “de baromètre de la situation des droits humains au Maroc”. La Chambre criminelle près la cour d’appel de Casablanca a prononcé le 26 juin 2018 des peines de prison ferme de 308 ans à l’encontre de 52 détenus, dont 32 ont aussi été condamnés à payer des amendes estimées au total à 81.000 dirhams.

Dans ce même cadre, le tribunal de première instance d’Al Hoceima a condamné des dizaines de détenus, dont 158 mineurs, 117 poursuivis en état de liberté provisoire contre 41 en détention. Le rapport enregistre “au moins 800 activistes et plus de 1400 cas de convocations et d’auditions par la police” après la mort de Mouhcine Fikri. Et d’estimer le nombre total des détenus et des poursuivis au niveau de toutes les régions, y compris le Rif, à plus de 1.020.

Autre chiffre qualifié de “sans précédent” par l’AMDH: 500 autres arrestations politiques et poursuites ont été enregistrées à l’encontre de militants des droits de l’homme, d’avocats, de journalistes et de blogueurs en raison de leurs opinions ou de leurs posts sur les réseaux sociaux exprimant leur solidarité avec le Hirak du Rif  et les mouvements sociaux à Jerada, Aïn Taoujtat, Zagora, Tinghir, Beni Mellal, Essaouira, Bouarfa, Outat Elhaj….

L’AMDH relève dans son rapport “l’accroissement des cas de détention politiques et arbitraires” ayant touché, entre autres, des militants de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), ceux et celles ayant des croyances religieuses différentes de la religion officielle de l’Etat, le mouvement des diplômés chômeurs et les syndicalistes.

Pour l’association, “l’Etat n’a jamais rompu avec les méthodes répressives, la détention politique, la préfabrication des accusations, le verrouillage du champ politique par les interdictions, et la confiscation des libertés”.

Et au volet justement de la liberté de la presse et d’expression, l’association parle d’un”grand recul en 2017″. Elle en veut pour preuve le classement de Reporters sans frontières (RSF) dans lequel le Maroc s’est retrouvé en 133ème position sur 180 pays en matière de liberté de la presse. “C’est un recul de deux points par rapport à 2016”, fait remarquer l’association, rappelant qu’au cours de la même année, l’ONG Freedom House avait, de son côté, qualifié la liberté de la presse au Maroc de “non libre”, tandis que celle exercée via Internet l’est mais “partiellement”. “Il a obtenu 39 points sur 100, perdant ainsi deux points par rapport à l’année précédente”, fait observer le rapport.

Droits fondamentaux

Auprès des citoyens, droits et libertés ne sont pas mieux lotis. Au niveau du plus fondamental de tous les droits, celui de la vie, l’AMDH estime qu’il a été “affecté par de nombreuses violations en 2017”. L’association énumère “60 cas de décès dans des conditions qu’elle considère nécessitant l’ouverture d’enquêtes par les autorités compétentes”. Et de rappeler que l’intervention musclée des forces de l’ordre dans la ville d’Al Hoceima, le 20 juillet, a coûté la vie à deux citoyens. “Au moins 9 cas de mort ont été enregistrés dans les prisons, pour lesquels les familles réclament toujours l’ouverture d’enquêtes pour en déterminer  les causes et traduire ceux qui ont la responsabilité de la sécurité et la préservation des droits des prisonniers devant la justice”, rappelle l’AMDH. Quant au nombre de décès dans les commissariats de police et de gendarmerie, il est estimé à 4 par l’association.

Sur le lieu de travail et au cour de déplacements (vers ce lieu) ou sur la voie publique, le manque de mesures de sécurité a coûté la vie à 17 personnes, indique le rapport. Autre manquement: la négligence médicale et l’absence d’infrastructures et de personnel de santé dans les hôpitaux publics a causé, selon l’AMDH, 5 décès. Un même nombre de décès est imputé par l’association à “l’usage de l’excès de pouvoir et le sentiment d’injustice et de maltraitance”.

À la liste des violations de ce droit à la vie, l’AMDH souligne que 17 femmes en ont fais les frais, dont 15 dans le drame de Sidi Boulaalam près d’Essaouira où la distribution de nourriture s’est transformée en bousculade mortelle. A Sebta, et toujours pour des raisons socio-économiques, “2 femmes qui s’adonnaient à la petite contrebande vivrière” l’ont payé de leur vie à Sebta.

L’AMDH estime, par ailleurs, que le décès de 7 casques bleus marocains en Afrique centrale représente un manquement de l’État vis-à-vis de sa responsabilité de garantir la sécurité à ces soldats.

Liberté individuelle et de religion

Autre volet, même constat. Le droit de changer de religion reste un crime aux yeux de l’État, l’assimilant à une “atteinte à la religion musulmane”, rappelle l’AMDH. “En 2017, les services du ministère de l’Intérieur ont empêché des citoyens marocains de croyance autre que l’Islam Sunnite Malikite dans plusieurs villes d’organiser leurs cérémonies religieuses”, indique-t-elle dans son rapport. Et de soutenir que “la protection de la liberté de conviction et sa pratique exigent des garanties, dont en premier lieu, l’adoption d’une constitution démocratique séparant religion et État et religion et politique”. L’association estime nécessaire “de reconnaître la suprématie inconditionnelle des conventions internationales sur la législation nationale”.

Elle appelle l’État marocain à garantir le respect de ses engagements internationaux en matière de liberté de pensée, de culte et de conscience, à l’harmonisation de toutes les législations nationales. Et cette harmonisation doit concerner également, pour l’AMDH, la législation pénale et le code de la famille avec les instruments internationaux des droits humains.

En protection de la liberté de penser, l’association estime également nécessaire “l’incrimination de l’incitation à la haine et à l’ostracisme pour des raisons de conviction ou de doctrine” ainsi que le remplacement des cours d’éducation islamique dans l’enseignement scolaire par des cours d’études et d’histoire des religions. “Il faut aller vers la mise en place d’une école civique et neutre qui respecte les libertés et protège nos enfants des discrimination”, explique l’AMDH.

Faire des principes des droits humains une base pour la législation en vigueur impose aussi, pour l’association, un changement de “la culture prédominante transmise par les programmes d’enseignement, les supports d’information et les fatwas de certains cheikhs par le biais des médias sociaux, véhiculant des facteurs hostiles à la liberté de conviction”.

La violation des libertés individuelles a fait l’objet de plusieurs plainteS, précise l’AMDH, qui ont été suiviEs par ses sections locales. Le rapport évoque l’un des exemples qualifiés de “plus signifiants” en 2017 et quI concerne l’attaque d’un groupe de marchands à l’entrée du marché central de Martil, au mois de juin de l’an dernier, contre une jeune fille de 17 ans de nationalité allemande, accompagnée de sa mère et d’un membre de sa famille. L’association s’indigne de cette agression “sous prétexte que cette jeune fille ne jeûnait pas et qu’elle portait une tenue impudique et indécente”.

Migrants, l’autre manche du combat

Dans son rapport, l’AMDH se penche, par ailleurs, sur la question des migrants au Maroc. Pour elle, l’adoption d’une stratégie nationale en 2014 pour une meilleure intégration des migrants n’a pas fait du Maroc “un modèle mondial et régional en Afrique et dans le monde arabe en matière de migration”. L’AMDH constate que la réalité du vécu de ces migrants “dément toutes les allégations et met l’Etat face aux atrocités commises par les autorités à leur encontre”.  “Les migrants de provenance des pays de l’Afrique subsaharienne sont les plus visés, ils représentent la catégorie la plus vulnérable”, précise la vice-présidente de l’AMDH, Khadija Aïnani.

Le rapport dénonce l’approche sécuritaire qui “a souvent été favorisée dans la gestion des flux migratoires, accompagnée de graves violations des droits des migrants aussi bien ceux en situation régulière que ceux en situation irrégulière, en particulier les enfants et les femmes”. Et de souligner que “les violations enregistrées à Nador reste l’exemple flagrant de cette politique”.

Le Maroc est tenu, conformément à ses obligations internationales, de mettre en conformité la loi 03-02 avec les pactes internationaux, souligne le rapport, recommandant aussi à l’État d’adopter une loi sur l’asile permettant le respect des droits des migrants et des demandeurs d’asile.

L’autre engagement que le Maroc est appelé à prendre, selon l’AMDH, réside dans  la nécessité de ratifier les conventions n°97 et 143 de l’OIT sur les travailleurs migrants et d’arrêter “des expulsions abusives, et des campagnes de destructions des abris et des biens des migrants”. Des enquêtes doivent être menées sur ces violations, estime l’association, proposant à l’Etat d’inclure la question de la migration dans les programmes scolaires, et de sensibiliser les médias à la diffusion de la culture des droits humains pour combattre les discours de haine et les actes racistes.

“La situation des Marocains à l’étranger ou ceux qui en sont revenus, notamment de Libye, impose elle aussi un engagement de l’Etat. Nous avons reçu pas mal de plaintes que nous avons adressées à notre tour aux parties concernées, mais jamais aucune suite n’a été donnée”, regrette Khadija Aïnani.

Leïla Hallaoui

Source : huffpostmaghreb.com

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