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L’ouvrage de Dominique Martre, La Kabylie en partage

Par Bouzid Amirouche

Dans l’intimité des femmes, se présente comme une œuvre ethnographique profondément immersive, retraçant plusieurs décennies de la vie quotidienne des femmes d’un village kabyle, M’Chedallah, au fil des transformations sociales, politiques et culturelles de l’Algérie post-indépendance.

S’inscrivant dans une tradition littéraire et anthropologique marquée par la quête d’intimité dans des sociétés souvent représentées comme hermétiques, Martre, forte de son statut d’étrangère, tente de dévoiler les non-dits et les ressorts profonds qui gouvernent l’existence des femmes en Kabylie.

Toutefois, si cet ouvrage se veut un témoignage authentique et sensible, il se heurte à plusieurs écueils liés aux filtres culturels, aux limitations d’une approche féministe occidentale et à l’insuffisante prise en compte des dynamiques internes de résistance de cette société.

  • 1- Une immersion ethnographique : force et limites du regard étranger

    Dominique Martre, alors jeune enseignante française, arrive dans la bourgade kabyle de M’Chedallah au début des années 1970, où elle parvient à pénétrer un univers essentiellement féminin. Grâce à l’accueil chaleureux des femmes du village, elle observe leur quotidien, leurs gestes, leurs traditions, mais aussi leurs drames intimes et les luttes qu’elles mènent contre le patriarcat et les contraintes imposées par les structures sociales. Son récit, qui s’étend sur près de cinquante ans, est enrichi par ses rencontres avec des dizaines de femmes et d’hommes, dont elle consigne minutieusement les confidences.

Le principal atout de cet ouvrage réside dans cette immersion intime qui semble transcender les barrières culturelles. Martre parvient à construire des liens profonds avec ces femmes, devenant presque une confidente et observatrice discrète de leur existence. Ce positionnement d’étrangère joue un rôle ambivalent : il lui permet d’avoir un regard distancié, mais également d’être accueillie avec une certaine bienveillance, par effet de curiosité ou de sympathie. Ce statut lui permet d’entrer dans un espace où l’accès est restreint pour un homme ou un observateur local.

Cependant, cette même distance pose également des questions sur la validité des interprétations de Martre. En tant qu’étrangère, elle risque de percevoir les réalités locales à travers le prisme de ses propres préconceptions, ce qui peut induire des jugements biaisés ou des simplifications. La critique de Mustapha Harzoune souligne à juste titre que Martre, malgré son immersion, semble parfois succomber à une forme de sociologie de bazar, en présentant M’Chedallah comme un paradigme de la société kabyle. Cette essentialisation, bien que peut-être involontaire, peut limiter la portée de son analyse, car elle omet la diversité des trajectoires individuelles et les nuances qui façonnent cette région.

  • 2- Une lecture féministe occidentale : universalité ou biais idéologique ?

    L’un des points centraux du livre est la condition des femmes en Kabylie, une société marquée par des traditions patriarcales et des structures sociales rigides. Martre y consigne les luttes des femmes pour leur émancipation, que ce soit à travers l’accès à l’éducation, le droit au travail, ou encore leur résistance face à la domination de la belle-famille. Son récit s’inscrit dans une perspective féministe qui met en avant le combat des femmes pour tracer des chemins de liberté, malgré les obstacles socioculturels et les coûts élevés à payer : surveillance, jalousie, violences, exil.

    Cette approche, bien que louable, peut être critiquée pour son manque de contextualisation. En effet, le féminisme que prône Martre repose sur des critères d’émancipation largement influencés par des valeurs occidentales. L’éducation, l’indépendance économique et la fuite vers des espaces urbains ou occidentaux (Alger, France, Espagne) sont présentées comme les principaux moyens de libération pour ces femmes, sans que ne soient pleinement explorées les formes de résistance intérieure propres à la société kabyle.

    Dans cette optique, Martre semble parfois réduire la complexité de la société locale à une dichotomie rigide entre modernité et tradition, où seule la modernité occidentale semble représenter une issue positive. En occultant les formes subtiles de négociation et de pouvoir que les femmes peuvent exercer au sein même des structures patriarcales, l’auteure impose une lecture univoque de l’émancipation. Ce biais idéologique peut conduire à une forme d’ethnocentrisme, où les solutions aux problématiques locales sont importées de l’extérieur, sans tenir compte des spécificités culturelles et historiques de la Kabylie.
  • 3- Arabisation et islamisation : la Derive /une critique partielle

    Le récit de Martre est également traversé par une critique acerbe du virage politique de l’Algérie des années 1970, notamment à travers l’arabisation et l’islamisation de la société. Elle décrit avec une grande acuité les effets de l’arrivée des enseignants égyptiens, porteurs d’une idéologie qui, selon elle, a contribué à rigidifier les relations sociales et à accentuer la domination patriarcale. Cette critique, fondée sur une expérience directe, est particulièrement percutante dans la mesure où elle illustre les conséquences désastreuses de cette politisation de la culture et de la religion sur la jeunesse kabyle.

    Néanmoins, la lecture de Martre reste parcellaire. Si elle dénonce avec vigueur les effets de l’arabisation et de l’islamisation, elle n’explore pas suffisamment les autres dimensions de ce processus, notamment la manière dont certaines franges de la société ont pu voir dans l’arabisation un outil de décolonisation linguistique et culturelle. De plus, en concentrant ses critiques sur l’islamisation, elle risque d’occulter les résistances internes à cette dynamique au sein même de la Kabylie, où l’identité berbère est restée un socle de contestation culturelle.
  •  4- Une quête de liberté collective : de l’intime au politique

    Malgré ses limitations, La Kabylie en partage offre un tableau poignant des aspirations à la liberté, non seulement des femmes, mais de toute une société en quête de sens face aux bouleversements du monde moderne. Martre dresse des portraits saisissants de femmes « debout », prêtes à payer le prix fort pour s’émanciper. La dimension individuelle de ces luttes est rehaussée par une réflexion plus large sur les conflits générationnels, les écarts entre tradition et modernité, et les fractures engendrées par l’émigration.

    En cela, le livre se hisse au-delà de la simple ethnographie pour devenir un manifeste de résilience, où les victoires individuelles peuvent, selon Martre, devenir des avancées collectives. L’exil, souvent présenté comme une échappatoire, apparaît également comme un choix tragique, synonyme de déchirure identitaire et de nostalgie irréversible. C’est dans cette tension entre enracinement et fuite que le récit trouve sa force narrative, révélant la complexité des trajectoires kabyles.

    La Kabylie en partage est une œuvre d’une grande richesse qui, malgré ses biais, offre un témoignage puissant sur la société kabyle et la condition des femmes dans une Algérie post-coloniale en mutation. Dominique Martre, à travers son regard étranger, capture avec sensibilité les dynamiques d’oppression et de résistance qui façonnent la vie quotidienne des femmes de M’Chedallah. Toutefois, en adoptant une perspective féministe occidentale et en simplifiant parfois les réalités locales, l’ouvrage se heurte à certaines limitations idéologiques et interprétatives. Une approche plus nuancée, prenant en compte les résistances internes et les spécificités culturelles de la Kabylie, aurait permis de rendre ce récit encore plus pertinent dans sa portée ethnographique et littéraire.

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