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« La Tada » chez les Aït Hkem du Maroc

Aït Hkem est un groupe de tribus situé au pied de Moyen Atlas, à 100 kilomètres au sud-ouest de Rabat et 160 kilomètres au sud-est de Fès. Cette confédération dit  » Beni Hakem- Tedders » au temps du protectorat français, dépend de la province de Zemmour-Khémisset appartenant à la région de Rabat-Salé-Kénitra. Les tribus formant aujourd’hui le groupe d’Aït Hkem sont : Mchichita, Aït Zoulit, Aït Baboud, Aït Zaghou, Aït Bouguemal, Aït Boumeksa, Aït Bouhaki, Aït Mhammed, Aït Bouzit, Aït Alla. Elles se dispersent autour du petit village de Tiddas, localisé entre Mâaziz et Oulmès. Ce hameau a été créé par les autorités du protectorat français au début du siècle dernier.

Bien que ce groupe fasse partie du grand groupement berbère Zemmour, les Hkmaouites s’aperçoivent comme unité indépendante du voisinage. D’ailleurs, certaines sources historiques citent Zemmour et Aït Hkem séparément. Marcel Lesne, considérant les « Bni-Hakem » comme étant une partie des huit grandes tribus sous-confédération Zemmouries de l’époque, met l’accent sur la particularité de ce groupe[1] : « Sans rechercher d’hypothétiques comparaisons avec les tribus Zemmour que nous connaissons aujourd’hui, constatons simplement l’existence de deux sous-groupes distincts, et l’importance des Bni-Hakem dans cet ensemble. Et à ce propos, il est remarquable de constater que les auteurs marocains citent toujours Zemmour et Bni-Hakem, mettant ainsi en relief le caractère particulier de ce dernier groupement ».

Les Hkmaouite très attaché dans le passé à leur « orf » ont mis en place un arsenal de droit coutumier assez particulier, qui s’appliquait en toute indépendance du pouvoir makhzenien. Le contexte de siba (dissidence), connue historiquement comme étant une forme de contestation politique et sociale au pouvoir central, a exigé la création des institutions symbolique aptes à garantir l’harmonie du groupe et à assurer la paix avec le voisinage. Le siba était marquée également par les conflits inter et intra-tribaux. Des rivalités autour du pâturage et des sources d’eau provoquaient souvent des combats impitoyables, seuls les pactes de paix pouvaient y mettre fin et maintenir l’équilibre, le pacte sacré de tada en faisait partie.

Le terme berbère tada désigne étymologiquement l’allaitement collectif, il est issu du verbe itted (téter), lié pour sa part au terme assutted (allaitement). Toutes les tribus d’Aït Hkem sont jusqu’à nos jours unies à d’autres tribus du voisinage par un pacte d’allaitement collectif. Les alliés reconnaissent tous la sacralité de cette alliance, créant une fraternité éternelle et exigeant un respect mutuel, mais la plupart de la population ne connait guère le détail du rite concrétisant cette alliance. Les textes produits lors de l’époque coloniale, ainsi que l’ouvrage de l’anthropologue Hammou Belghazi, sur la tada demeurent les principales sources en la matière.

Chehba Ghait, une native de la tribu Aït Elânzi âgée de 82 ans, a confirmé qu’elle ne sait rien ni sur le rite ni sur l’objectif de cette pratique sociale, mais la sacralité du lien fraternel entre les outada semble évidente pour elle :  » Je ne sais pas comment les liens de tada ont eu lieu entre les tribus, tout ce que je sais c’est que nous et Aït Zoulit sommes des outada, nous nous aimons, nous nous respectons comme frères et sœurs. Le mariage entre les femmes et les hommes des deux tribus est interdit. L’hostilité et la perfidie ne devront pas avoir lieu entre nous. Personne ne peut trahir l’autre, sinon il sera exposé à la vengeance divine. Tada twâr (dangereuse). Les liens de fraternité de tada que je connais sont : Aït Elânzi avec les Aït Zoulit, les Aït Mahfoud avec Aït Mchichita, Aït Boubker avec Aït Bouchlefen, Aït Atta avec Aït Bouhaki et les Aït Zaghou avec les Aït Baboud et en fin Aït Bouguemal avec Aït Ikkou. »

Le rapport de la Mission scientifique française sur les villes et les tribus du Maroc note que tada « aurait été initiée par un certain Cherif Bou Ishak ayant écrit sur une tablette une liste des outada (frères de lait) Aït Ikkou et Aït Bouguemal. Ladite tablette a disparu et aucune trace écrite n’a été gardée.

La tada représente un acte permettant le passage d’un état de guerre à un état de paix, d’une relation conflictuelle à une relation pacifique. C’est une alliance à caractère sacrée entre deux lignages ou deux tribus qui exige le devoir de protéger l’un l’autre contre toute attaque extérieure. Lorsque l’un des lignages ou tribus alliés vient solliciter le soutien de son outada, ce dernier doit spontanément répondre à la demande. Il s’agit d’un pacte solennel d’où résultent des engagements que l’on ne doit pas trahir, sous peine d’être puni par la volonté divine, ou encore devenir objet de mépris de la part des membres des parties contractantes.

L’anthropologue Hammou Belghazi souligne que trois démarches étaient primordiales pour la concrétisation de tada. D’abord le repas rituel, le tirage au sort des chaussures et la présence d’un amas de pierres ou d’un bordé à ciel ouvert de caractère sacré. Jusqu’au début du XXe siècle, la concrétisation du pacte de tada se faisait autour ou près d’un monument sacré : agrur (ensemble de pierres déposées les unes sur les autres et formant une pyramide), hawch (demeure à ciel ouvert) ou sanctuaire d’un saint (seyyed). Ce rite, se déroulant en deux temps qui correspondaient chacun à la réalisation d’une pratique particulière, était célébré par un spectacle de fantasia et de danse populaire Ahidous. Les tribus contractantes devaient, en premier lieu, consommer un repas spécifique à cet évènement, ensuite elles procédaient à un tirage au sort des chaussures des chefs de familles issus des groupes concernés.

Le repas rituel était la première étape du processus de la concrétisation de l’alliance. Il constituait la pièce angulaire de tada et consistait en le partage de la nourriture (uchchour n t’am) inaugurant le rite. Belghazi cite les témoignages de certaines personnes parlant d’un repas composé d’un couscous arrosé de lait de femmes, alors que d’autres ont soutenu l’idée que ce plat était arrosé de miel, sinon il était limité à des dattes partagées.

Le couscous arrosé de lait de femmes, bien qu’aucune source historique ne le confirme, semble être une pratique très ancienne. Le mot tada désignant l’alitement collectif peut fortement trouver son origine dans le lait des femmes, qui aurait été utilisé pour arroser le couscous. Un native d’Aït Hkem avait affirmé à Belghazi cette hypothèse [2] : « Nos parents nous ont raconté que lorsque les gens veulent conclure un accord pour qu’il n’y ait plus d’hostilité, ils scellent la fraternité absolue, la tada. Ils se réunissent, préparent un couscous et l’arrosent de lait de femmes appartenant à ces tribus. Ils mangeaient ce couscous et deviennent utada-s, frères […], comme des frères allaités du même sein. C’est comme ça que s’établissait la tada ».

La présence du lait comme substance sacralisant le lien de tada, évoque l’importance de la femme dans la société hkmaouite dans un passé lointain. L’hypothèse impliquant le lait paraît plus logique et explique le choix du terme tada (allaitement collectif), d’autant plus que l’allaitement produisant des liens de parenté classificatoires était très répandu en Afrique du Nord. L’arrosement du couscous avec le lait de femmes a fort possiblement disparu avec la parution de la société patriarcale.

La deuxième étape du rite de tada comprenait le tirage au sort de chaussures, qui se faisait ainsi : les membres mâles de familles des deux groupes célébrant l’événement se déchaussaient et donnaient l’une ou l’autre chaussure, dite afrghous, pour en former un amas : chaussures droites du premier groupe et chaussures gauches du deuxième, ou inversement. Dès que les chaussures (ifrghoussen. sing. afrghous) sont rassemblées, la personne la plus âgée ou deux notables des deux groupes veillaient sur le tirage au sort. Ils prenaient, une paire après l’autre, les fausses paires de chaussures et les donnaient à l’assistant. Une fois le tirage terminé, les contractants se rechaussaient. « il s’agit d’un appariement de chaussures différentes pour en faire des paires et, par symbole, « appareiller » les hommes deux à deux comme des frères[3]« .

Certaines notes de la Missions scientifique rapportent d’autres éléments concernant ce rite. Quelques tribus auraient conclu ce pacte de manière légèrement différente. Par exemple, un homme des parties souhaitant sceller la tada, rassemblait les ifrghoussen des hommes présents et les cachait dans son burnous. Ensuite, un autre prenait successivement les babouches, les levait en l’air par paires. Les contractants prenaient, chacun une fausse paire, et les possesseurs de chaque paire différente sortaient de la foule, se promettaient en amitié devant tous et s’en allaient ensemble. Il existait également une autre pratique similaire consistait en l’échange de burnous[4].

La concrétisation de tada se faisait auprès d’un lieu sacré : hawch ou seyyed d’un saint à ciel ouvert. Ce lieu sacré constituait un élément primordial dans le processus de ce rite ce qui invoque l’importance du culte des saints dans la région. Le pays de Zemmour et Aït Hkem était peuplé par un grand nombre de sanctuaires occupant souvent un lieu précis dans un cimetière.

La présence du sacré dans ce rite a fait que plusieurs mythes ont été tissés autour, au point de lui attribuer une puissance divine. A titre d’exemple, les Aït Bouguemal transmettent de père en fils l’histoire du sabre et du serpent. La légende raconte qu’un jour, des gens d’Aït Ikkou qui étaient de passage sur un lieu où demeuraient des Aït Bouguemal, ont aperçu un sabre. Quand ils ont tenté de l’emporter, ce dernier est tout à coup devenu un serpent. Ils se sont éloignés et le sabre a réapparu. Ils ont compris qu’il s’agissait d’un avertissement de tada, et ont juré que ladite arme devait être rendue à son possesseur. Ainsi, l’arme a gardé sa forme et ils ont pu la prendre et la rendre à leur outada.

Une autre histoire liée toujours au « miracle » de tada raconte qu’un notable des Aït Ikkou aurait rencontré sur son chemin une femme portant un nourrisson sur le dos. L’homme s’est senti attiré par cette femme et a voulu l’aborder, mais une fois qu’il s’est rapproché d’elle, elle a disparu. L’homme continuait à entendre les cris de l’enfant sans voir la femme. Il s’est éloigné et la femme a apparu. Il a tenté encore une fois de se rapprocher et elle a disparu à nouveau, jusqu’au moment où il a compris que cette femme, issue d’Aït Bouguemal, était une sœur du lait collectif (oultada). Soudain, son désir le quitta et la femme reparut.

Aussi, le récit d’un combat cruel ayant lieu entre un natif des Aït Bouguemal et un de ses frères de tada d’Aït Ikkou, marque toujours l’imaginaire de certaines personnes âgées. Les gens racontent que les deux hommes ont passé toute la journée à se battre sans pour autant se blesser. Quand le Bouguemali est rentré chez lui, il a trouvé plus de quarante balles dans son harnachement et ses vêtements. Il a vérifié son corps pour s’assurer qu’il n’a pas été vraiment touché et constata qu’il a été bien sain et sauf. Cette histoire illustre l’importance qu’accordaient les Hkmaouites à cette alliance très vénérée.

Le rite de tada créait donc un lien de parenté non biologique ayant pour but d’assurer la paix, la stabilité et la cohésion des groupes concernés. L’allaitement collectif était une forme de manipulation de substance humaine, ce afin de concrétiser un lien de parenté sacré dépassant la parenté biologique. De cette parenté symbolique, associée au monde féminin, résultait un certain nombre d’interdits. Marie-Luce Gélard souligne à ce propos que lorsque deux fractions ont échangé le lait, cela suppose désormais une homologie non seulement durable, mais permanente de la substance lactée entre l’ensemble des descendants des deux groupes, instituant une stricte prohibition matrimoniale.

En somme, la tada s’inscrivait dans un rite religieux qui témoignait le passage de la guerre à la paix. Elle était l’une des caractéristiques coutumières les plus marquantes du Maroc précolonial, où les Berbères de Moyen Atlas et Haut Atlas en particulier, avaient souvent recours à des coutumes aptes à assurer l’équilibre des groupes en l’absence d’une organisation centralisatrice. C’est un adage de sagesse populaire ayant pour but la cohésion sociale, à travers la création de liens de parenté artificielle. Les zones insoumises, dont les Aït Hkem faisaient partie, trouvaient dans la tada une issue permettant de mettre fin aux relations conflictuelles perturbant les rapports inter et intra-tribaux.

Les mutations socio-économiques et politico-judiciaires ont fait que ce rite a perdu son rôle sociopolitique et est devenu un symbole culturel sans importance réelle. Toutefois, les individus des tribus liées par la tada continuent toujours à sacraliser cette alliance et à reconnaître sa puissance. La nouvelle génération, en tentant de garder le patrimoine culturel de la région, s’intéresse de plus en plus aux anciennes pratiques et les fait revivre. Les natifs de la tribu d’Aït Ikkou à Khémisset célèbrent toujours la tada lors du moussem d’Aït Hammou Boulmane. La cérémonie a lieu en mois d’août de chaque année et est accompagnée de ce rituel comme il était pratiqué par les ancêtres.

Fatiha Aarour

 

Notes: 

[1] Lesne Marcel. Les Zemmour. Essai d’histoire tribale (à suivre). In : Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°2, 1966. pp. 111-154 ; doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1966.932 https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1966_num_2_1_932

[2] Ce témoignage est rapporté par H. Belghazi lors de son travail de terrain sur le pacte de tada effectué entre 1986 et 1991.

[3] Hammou Belghazi, Tada chez les Zemmour : Instances, puissance, évidence, Institut Royale de la Culture Amazighe, Rabat 2008, pp.44-63

[4] Cf. Mission scientifique du Maroc, pp. 54-240

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